L'opposition de Gauche dans la Troisième Internationale Communiste

Résumé de l'exposition

Il existe en un certain sens une opposition entre l'étude de la Révolution en Russie affrontée par nous ici et celle que nous allons entreprendre maintenant de l'action pour la révolution européenne et mondiale conduite par l'Internationale Communiste fondée à la suite de la révolution russe sur les ruines opportunistes de l'Internationale socialiste.

Dans le premier domaine nous, la gauche communiste en Italie, en pleine cohérence avec ce que notre courant a toujours soutenu pendant la longue période correspondante, avons été solidaires de façon illimitée du jugement historique et de la lutte révolutionnaire des marxistes russes, et donc des bolcheviks et des léninistes, pour s'exprimer concrètement. Nous avons défendu l'interprétation qui relie leur lutte à l'objectif de la révolution prolétarienne en Occident, et nous avons parfaitement expliqué sur le plan marxiste que dans la situation d'aujourd'hui, au milieu du monde bourgeois qui a résisté à la révolution, le socialisme n'est pas advenu dans la société russe, comme on savait fort bien qu'il ne pouvait pas advenir en de telles conditions.

Dans le domaine au contraire de la lutte en Europe et de sa stratégie nous étions en désaccord, et nous sommes toujours en désaccord, avec les méthodes suivies par l'Internationale Communiste à partir de 1920, et nous avançons des critiques, comme nous les avançâmes alors, même à ce qui fut soutenu et fait par les révolutionnaires victorieux de Russie depuis l'époque où l'orientation était donnée par Lénine, par Trotsky et par les autres. L'opposition entre nos critiques dans les deux domaines ne résidait donc pas dans le fait que la révolution européenne n'aurait pas pu se faire et que la révolution russe, au contraire, l'aurait pu. En effet aujourd'hui la victoire révolutionnaire communiste n'est là ni en Europe ni non plus en Russie où la structure sociale et le pouvoir sont capitalistes. Mais alors que nous partageons la vision du chemin historique futur (nous employons souvent pour nous faire comprendre le terme, employé aujourd'hui, perspective) que les marxistes poursuivirent pour la Russie de 1900 à 1924, nous ne partageons pas celle que l'on adopta pour l'Europe et pour l'Occident en général de la fin de la guerre mondiale à nos jours ainsi que la tactique qui en découle. Une telle conception non rectiligne, indirecte, tarabiscotée, pose la victoire révolutionnaire dans les pays bourgeois nettement mûrs au terme d'une série d'étapes illégitimes et équivoques que l'histoire ne réalisa pas à l'avantage de la classe révolutionnaire, et lors de ces attentes vaines et de ces manœuvres stériles on doubla le mal de la révolution manquée par celui de la destruction totale de l'organisation révolutionnaire de classe, du parti communiste.

Dans notre étude on soutient et on démontre que cette issue dangereuse fut parfaitement prévue et sans cesse dénoncée comme on le vérifie aujourd'hui plus de vingt ans après cette polémique. Non pas dans le sens où l'on prévit la révolution et où celle-ci n'est pas venue (nous montrerons avec des documents que ce ne fut pas cela) mais dans le sens nettement marxiste où l'on ne sut pas éviter que, à la victoire des forces de classe conservatrices dans le grand affrontement, on n'associât la dégénérescence totale du mouvement de la classe révolutionnaire comme doctrine et comme organisation. Nous n'avons pas aujourd'hui des prolétaires révolutionnaires défaits mais cependant restés fermes dans leur théorie, dans leur programme, dans leur parti, même minoritaire, nous avons au contraire une classe qui a perdu son horizon et des partis qui, surtout là où ils sont restés pléthoriques, sont au service de l'idéologie et de la force de classe ennemie. Nous relions ce résultat désastreux, beaucoup plus aux erreurs de méthode et d'orientation de l'Internationale Communiste qu'à la simple survivance historique de la forme sociale que nous combattons, dans les années dont on traite ici.

Les sept phases traitées

Le rapporteur avertit qu'il n'entendait pas donner l'histoire des épisodes de la formation des partis communistes dans tous les pays, thème qui aurait conduit trop loin. Il rappela d'autre part que plusieurs autres de nos études analogues s'étaient amplement occupées de toutes les luttes contre l'opportunisme et du rôle néfaste de ce dernier avant la guerre de 1914 et au cours de celle-ci. Pour toute cette partie le matériel critique de la Troisième Internationale est totalement valide.

Il précisa cependant que dans l'étude du désaccord historique entre les communistes italiens de 1920 à 1926, on ne doit pas faire référence à la politique de l'Internationale de Moscou en Italie, à la question italienne, mais bien aux questions générales de la méthode internationale. Notre parti d'alors se distinguait justement dans le travail de l'Internationale par le fait qu'il se battait non tant sur la question de l'action à mener dans son propre pays que sur celles à mener dans les autres pays, et surtout dans les plus importants : l’Allemagne, la France et également la Russie.

Il annonça que c'est seulement par commodité et clarté d'exposition que l'on serait parti de la formation, dans le cours de la guerre, du courant socialiste qui, en Italie, visa et parvint à la constitution du parti sur la base de la théorie révolutionnaire marxiste, sur la ligne historique de la révolution russe, parce que de telles données historiques sont indispensables pour comprendre la tâche d'un tel mouvement en tant qu'opposition au sein de l'Internationale de Moscou et en Italie même à la voie empruntée par ce parti qui commença à dégénérer jusqu'aux formes et attitudes actuelles, pires même que celles du vieux parti socialiste et de la lutte prolétarienne de classe de l'époque d'avant-guerre.

Première phase. Le socialisme italien et la guerre de 1914. Les tendances qui se manifestèrent durant la guerre. Le mouvement pour former le parti communiste une fois la guerre terminée et la victoire révolutionnaire en Russie. La fraction communiste abstentionniste et le Congrès de Bologne en 1919 : la fausse adhésion du parti socialiste à la Troisième Internationale et le refus de la rupture avec le réformisme parlementaire et syndical. Le courant turinois de l'Ordine Nuovo et ses origines qui, malgré la vive critique à la Confédération syndicale réformiste et à la direction maximaliste du parti politique, contenaient une bien faible orthodoxie marxiste comme on le comprit dès les premiers moments.

Deuxième phase. La constitution de l'Internationale Communiste en 1919. Le deuxième Congrès de Moscou en 1920. La question du parlementarisme, résolue dans le sens de la participation des partis communistes aux parlements comme moyen le meilleur pour détruire l'institution bourgeoise parlementaire : développement ultérieur et dégénérescence totale du parlementarisme communiste dans la pire apologie de l'institution. La question des conditions d'admission et les modifications et ajouts obtenus par la gauche qui déterminèrent les ruptures drastiques des maximalistes italiens et des Indépendants allemands. Question des communistes dans le Labour Party anglais.

Troisième phase. Formation du parti communiste en Italie. La fraction d'Imola avec participation des abstentionnistes, des ordinovistes et des autres éléments maximalistes. Scission au congrès de Livourne le 21 janvier 1921. Par la suite Congrès international de Moscou (III) , juin 1921 : la question de la tactique et la première formulation de l'exigence de conquérir la majorité de la masse (ou de la classe ?) . Opposition d'une théorie différente de la part du parti italien avec ses Thèses de Rome au congrès de mars 1922.

Quatrième phase. Le IV° congrès de Moscou en décembre 1922. Question italienne de la fusion avec l'aile socialiste extrême (terzinternazionalisti ) auquel le parti était par principe opposé mais qui fut exécutée après la décision internationale. La gauche s'oppose à la méthode du front unique entre les partis politiques, c'est-à-dire à une proposition d'alliance des communistes aux socialistes de droite éliminés depuis peu du mouvement. Question de la tactique en Allemagne et condamnation de la part de l'I.C. de l'action de mars 1921 jugée trop rigide, qui finit par la défaite du parti et que l'on imputa à son isolement et à son sectarisme. Prise de position de la gauche italienne, méthode suivie envers les masses en Italie jusqu'à l'avènement du fascisme : front syndical, Alliance du travail, lutte impitoyable contre les partis opportunistes et petits bourgeois.

Cinquième phase . Après la fusion la majorité de la Centrale Italienne abandonne la position de gauche et accepte la tactique de l'I.C. appliquée dans l'épisode de l'Aventin antifasciste avec un repli immédiatement imposé par le parti et la séparation d'avec les opposants bourgeois à Mussolini. Rentrée au parlement et déclaration de Repossi après l'assassinat de Matteotti : les communistes sont expulsés. En vue du congrès de Moscou de 1924 (V°) le parti est consulté dans la discussion sur l'action avant le fascisme et après sa victoire : conférence illégale près de Côme, écrasante victoire de la gauche et défaite de la Centrale. Au V° Congrès la délégation italienne est divisée en deux ailes et l'on affronte la question générale de la tactique. La méthode du front unique est étendue à la formule du gouvernement ouvrier, c'est-à-dire à l'alliance entre partis politiques non seulement pour des actions des masses mais encore pour des manœuvres parlementaires. La gauche dénonce là un grave danger de principe, à cause de l'abandon de la théorie de la dictature, seule expression programmatique du parti dans le problème central du pouvoir. Cependant la majorité condamne comme droitière l'action d'Octobre 1923 de la Centrale allemande qui n'aurait pas su rompre à temps avec les alliés de droite. La gauche italienne développe une critique beaucoup plus profonde et manifeste son désaccord avec la méthode consistant à remettre la direction des partis à tel ou tel groupe avec des critères internes et des manœuvres en dénonçant l'aggravation de la menace opportuniste, même là où l'on se vante d'être passé " plus à gauche ".

Sixième phase . Le III° Congrès du parti communiste d'Italie se tient en janvier 1926 à Lyon, après une autre discussion interne. Texte organique de thèses de la gauche à Lyon qui établit les positions ininterrompues sur tous les problèmes de l'action communiste et prolétarienne, sur les faits nationaux et internationaux. Les manœuvres de la Centrale falsifient le vote qui donne la majorité à la gauche toujours dominante dans le parti en exploitant la difficulté de nombreuses organisations à faire parvenir, dans un climat policier, les votes. A l'ordre donné à la gauche d'entrer avec deux membres, contre leur gré, dans la Centrale, suit une grave déclaration de rupture qui constate que l'opportunisme contre-révolutionnaire a encore une fois vaincu.

Les thèses opposées parviennent à l'Exécutif élargi de Moscou en mars 1926. La gauche, outre le fait de réaffirmer ses critiques au front unique, au gouvernement ouvrier, et à la manière de diriger l'Internationale Communiste de l'intérieur, s'oppose aussi à fond à la nouvelle organisation par cellules présentée comme " bolchevisation " des partis, alors qu'au contraire elle correspond à la perte de la ligne politique et historique de classe dans le milieu particulariste de groupes de la même profession et de la même usine. De plus elle s'oppose aux décisions syndicales, à la dissolution de l'Internationale de Moscou des syndicats rouges. Elle est en désaccord radical avec les résolutions sur la question allemande qui affaiblissent toujours plus le parti allemand et elle prévoit l'insuccès et le repli sur tous les fronts.

Crise finale du Parti russe et de l'Internationale

Alors qu'à partir de 1926 la gauche italienne, toujours présente dans les rangs de mouvements étrangers et dans les colonies de relégation elles-mêmes, n'a plus eu la possibilité de parler dans les assemblées de Moscou, le centre de la lutte se déplace vers l'opposition née vigoureusement dans le parti russe en des vagues successives. Ceci nous ramène à l'autre thème de l'involution de la révolution russe. On doit noter que l'opposition, que l'on a l'habitude de nommer gauche italienne, se dessina quand les futurs opposants russes (Trotsky en 1924, Zinoviev et Kamenev en 1926, Boukharine et Radek encore plus tardivement) étaient encore solidaires avec la majorité du Komintern dans la défense de ces tactiques contre lesquelles la gauche " italienne " (avec de nombreux camarades d'autres pays) se battait fortement.

Cependant dans toutes les discussions de parti en Italie et à l'extérieur les camarades italiens de la gauche défendirent toujours les opposants russes contre les attaques et les méthodes répressives de la majorité stalinienne et ils considérèrent ces camarades courageux comme des associés tardifs à la dénonciation, faite en temps opportun par la gauche, du danger de dégénérescence désormais irrésistible qui culmina dans la destruction matérielle de l’efficace gauche prolétarienne russe, en laissant le champ libre aux événements successifs de la guerre mondiale de 1939 et de l'époque qui suivit dans laquelle les soi-disant communistes de Russie et des autres pays se démasquèrent dans la pratique de cette collaboration de classe contre laquelle l'Internationale Communiste s'était, à l'origine, levée et que nous avons dans d'autres travaux largement étudiée. Dans le développement intégral de notre thème d'aujourd'hui nous nous arrêterons donc aux questions de l’orientation de l'Internationale jusqu'à 1926, en renvoyant pour les années suivantes aux autres sources et aux autres publications nôtres (Prometeo et Fili del Tempo de 1947 à 1951, Programma Comunista, etc.) .

Dans cette synthèse nous ne pouvons pas répéter ce qui fut dit par le rapporteur dans la deuxième des trois séances quand, abandonnant l'outil de la simple chronologie, on traita d'abord des différentes questions " stratégiques " qui se sont répétées sous des aspects toujours nouveaux dans les différentes phases exposées.

En substance le désaccord profond se résout en des positions de principe opposées dans le jeu de toute la méthode dialectique marxiste.

On se disait qu'un parti solide, coulé dans un certain moule, rendu " léniniste " et " bolchevik " à force de sermons emphatiques, peut sans aucun doute expliquer toutes les tactiques, oser quelque manœuvre et que, à un certain appel, il se reportera intact et inchangé sur les positions révolutionnaires, et luttera pour les conquêtes suprêmes. Ce serait un fait de volonté, d'énergie, d'héroïsme révolutionnaire (et c'était nous qui étions accusés de volontarisme, d'héroïsme, etc. !) que de sortir en toute sécurité des séances des parlements bourgeois et des manœuvres de couloir, d'abandonner la fréquentation des réformistes, pacifistes, petits-bourgeois, de cesser de faire avec eux des manifestations, des agitations et des combinaisons politiques et même électorales. Une fois retournée avec notre parti sur le tranchant de la rigueur révolutionnaire, la masse entière nous aurait suivis sur le terrain de l'insurrection et ces partis opportunistes auraient été quasi réduits au néant et balayés.

Nous répondîmes que le parti est à son tour un effet des situations historiques et des faits sociaux, que son action elle-même l'influence et le déforme, et que c'est dans un seul sens qu'en lui la praxis se " renverse ", en lui conservant une volonté constante et une science programmatique, à une seule condition : qu'à chaque instant, sans la plus petite parenthèse, à la lumière du soleil et sans aucune éclipse, il défende l'intégralité rigoureuse de sa théorie - laquelle se protège non par ses archives secrètes mais par ses attitudes et ses comportements visibles à tous - et de son organisation jalousement continue, qui permet que l'on ne le confonde pas avec tout autre groupement et surtout avec les alliés tristement célèbres.

En confrontant une telle preuve théorique avec les faits qui se produisaient autour de nous en cette phase ardente, nous disions que le marchandage des principes et l'hybridation des frontières allaient faire naître des conséquences opposées : dans un premier temps la prédominance des partis opportunistes et la décadence de l'influence du parti parmi les masses, dans un second temps la dégénérescence du parti lui-même jusqu’au niveau des partis opportunistes et contre-révolutionnaires. On parla alors de pédanterie et de dogmatisme. Aujourd'hui la question se pose de façon expérimentale et concrète : à qui l'histoire a-t-elle donné raison ?

Un autre désaccord entre les deux positions résidait dans la question du jugement des situations. On parla encore de notre impatience et de notre optimisme sur la proximité de la révolution. Dans quelle mesure il s'agissait d'" erreurs ", on en a discuté plusieurs fois. Mais en effet nous dîmes seulement qu'il n'y avait pas de raison, parce que la révolution semblait s'éloigner, pour que le parti imagine des expédients et des trucs nouveaux. Les documents montrèrent à la réunion que, à partir de 1920, nous n'avions plus déclaré certaine la victoire de la vague révolutionnaire du premier après-guerre. Nous nous préoccupâmes, c'est certain, du fait historique - que nous fûmes parmi les premiers à juger inéluctable – qu'en 1914-18 la révolution avait manqué un grand rendez-vous avec l'histoire, comme Marx l'avait dit en 1848. En effet, nous perdîmes cette partie en 1914 quand la classe prolétarienne sombra dans le nationalisme avec la majorité de ses partis. Catastrophe longue à racheter.

Mais nous étions surtout préoccupés du fait que dans un tel insuccès, loin de gagner une nouvelle expérience et une force future, nous perdions également le nerf du parti révolutionnaire et de sa méthode.

Il est facile, et même trop facile, de trouver de nouveaux révolutionnaires quand la révolution avance.

Le problème était alors au contraire de ne pas les perdre, non seulement quantitativement mais aussi qualitativement, quand la révolution s'éloigne. Et c'est ce phénomène que la volonté d'un parti peut peut-être arriver à éviter, car ce parti ne peut absolument pas, pour nous marxistes, renverser les forces historiques dont il est un fait vivant.

Voici ce que nous cherchâmes à sauver mais même cela fut alors perdu, de façon honteuse et bien plus irréparable que dans des temps bien plus lointains.

Et tout cela n'est pas examiné à nouveau pour accuser mais pour préparer. Moins que jamais, enfin, pour vanter les mérites des vivants et des morts ; c'est dans l'orgie de ces moyens stupides que réside en grande partie l'effet défaitiste qui ruina la révolution.

Traduction par François Bochet

Source Il programma comunista, n. 1 / 1956.
Author Amadeo Bordiga
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