Militants des révolutions (1)

Ce texte est tiré de deux réunions tenues les 5 et 12 juin 1992 à Turin. Il a été complété avec des sujets jaillis d’un échange de correspondance entre camarades et des réunions suivantes tenues à Rome et Torre Annunziata du 17 au 23 juin 1996. Le développement originel partait d’un point suggéré par l'article Printemps Fleuris du Capital d’Amadeo Bordiga.

I. MILITANTS DES RÉVOLUTIONS

OÙ IL SE DÉMONTRE COMMENT, EN TOUTES LES ÉPOQUES, LA RÉVOLUTION TROUVE SES INSTRUMENTS DANS TOUTES LES CLASSES ET S'EXPRIME NON SEULEMENT AVEC LA GUERRE SOCIALE MAIS AUSSI AVEC L'ACCUMULATION DE CONNAISSANCES ET RÉSULTATS THÉORIQUES QUI RESTENT PATRIMOINE DE TOUTE L'HUMANITÉ.

Partons de Lénine

Entre les militants éparpillés, les groupes et les petits partis qui résistent dans la revendication du marxisme serpente une récurrente mais tout autant fausse question : "Que faire ?". Or, s'il est vrai que la question a été posée par Lénine lui-même, il est tout aussi vrai qu'il ne se la posait pas du tout à lui-même comme s’il fut à court de réponses. Lénine savait très bien ce qu’était un militant révolutionnaire bolchevik et de cela il en tirait sans équivoque ce que celui-ci devait faire. C'était les autres tendances de la social-démocratie russe qui ne savaient pas que faire et ils ne le savaient pas parce qu’ils ne savaient pas quoi être. De là, la lutte pour la conquête de l'influence sur les militants, de là, la nécessité de la part de Lénine d’expliquer qu'est-ce qu’ils étaient. Ce qu'ils devaient ou pouvaient faire, c'était une conséquence de leur rôle dans l'histoire de ces années de révolution.

Le problème n'a jamais disparu et nous nous le trouvons régulièrement entre les pieds. Un militant communiste vraiment conquis à la révolution n'ira jamais errer pour demander au voisin : "que diable dois-je faire ?". S'il est militant communiste et révolutionnaire, il sait quel est l'objectif et quelle est la voie pour l’atteindre. Justement par le fait d’être conquis à la révolution, il n'aura pas davantage besoin d’un catalogue minutieux de toutes les "situations spécifiques" dans lesquelles il pourrait se trouver à agir et qu'il ne trouve pas recensées dans les textes sacrés. Il n'aura pas besoin de quelque comité central qui le nourrisse à la cuillère pour savoir comment se conduire face à des situations "imprévues", parce que de telles situations aptes à pouvoir modifier l'action des communistes d’une semaine à l'autre n’existent pas. Il fera partie organiquement d’un ensemble d’hommes qui agissent unis sur la base d’un programme auquel on n’adhère certainement pas par caprice intellectuel mais par des poussées matérielles. Il fera sien ce programme en sachant qu'il ne prévoit pas une tactique passible de "choix" mais une tactique contraignante pour centres et bases, têtes et simples soldats, comprise et acceptée par tous non pour ses qualités intrinsèques mais parce que dictée par les situations géo-historiques (et pas par des congrès !) englobant des continents entiers et des arcs de temps évaluables à un demi-siècles.

Voilà pourquoi la question est sotte si on se la pose à soi même, si l’on interprète comme une question à laquelle il faut chercher une réponse et pas comme un simple instrument de didactique révolutionnaire vers des camarades potentiels provisoirement attirés par des milieux qui n’ont pas à leur fondement le programme révolutionnaire.

Il est donc nécessaire de définir ce qu'est un militant de la révolution pour pouvoir savoir avec certitude ce qu'il fera quand il deviendra tel, c'est-à-dire quand il sera conquis par la révolution. Parce que si ce pas est franchi, alors nous sommes sûrs qu'il fera ce que la révolution demande, mais cela revient à dire qu'à ce point le "qu'est-ce qu'il fait" n'a plus importance, ça suffit et il reste la définition de "qu'est-ce qu'il est". Et les erreurs des hommes et des partis ? Et les trahisons ? Et la contre-révolution ? Et les militants qui doivent agir dans la situation présente ? Un moment, procédons avec calme, parce que pour comprendre les choses il ne sert à rien de partir du fond, du dernier résultat étalé par la chronique infecte de l'instant cher au journalisme et plus chère encore à la télévision en direct, comme cela est montré par les débats infinis et articles innombrables et journaux intitulés, dans l'histoire passée et récente, avec la question de Lénine. Le militant communiste agit sur la base de l'histoire précédente et, avant tout, il doit se mettre en syntonie avec celle-ci au lieu de s'agiter dans la tentative de redécouvrir l'eau chaude pour son propre compte :

« Tous […] se sont jetés sur le point d’arrivée, plutôt que sur le point de départ alors que c’est celui-ci qui est fondamental. Il y a tout un groupe de semi imbéciles qui veulent se précipiter pour sonder l’avenir et qu'il faut endiguer puissamment et renvoyer à la compréhension du passé. Certes, cela serait plus facile mais ils n’y pensent pas le moins du monde. Celui qui ne comprend pas la page qu’il a devant les yeux ne résiste pas à la tentation de la tourner pour trouver des éclaircissements dans la suivante et c’est ainsi que l’on devient toujours plus bête. » (1)

Nous en sommes à comprendre le passé et nous ne sommes pas encore en train de parler de l'individu militant, mais de l’abstrait militant générique, celui, pour nous entendre, qui ne plaît en rien à l’immense majorité des activistes, celui qui ne fréquente pas le groupe x, n'écrit pas dans le journal y et ne donne pas de tracts à l’usine z, évitant ainsi d’avoir des discussions infinies sur ce que lui-même croit être. Nous ferons encore plus : en nous appuyant sur nos maîtres connus, nous oserons affirmer qu'il peut y avoir des militants de la révolution partout et pas seulement dans l’armée prolétarienne. De l'individu, celui qui dit toujours "moi" et que la Gauche communiste "italienne" (2) a déjà catalogué une fois pour toutes, nous en parlerons après ; et pour finir nous parlerons du militant en chair et en os, celui qui adhère non seulement au parti éphémère mais aussi au parti historique et vice versa, de ce qu'il est et de ce qu'il fait.

Définition

Notre courant a une histoire de soixante ans et ne pouvait pas ne pas enregistrer les défaites qui ont frappé le mouvement ouvrier sur cet arc de temps en en tirant des enseignements. Nous commencerons donc par établir ce que n'est pas un militant de la révolution.

Le militant révolutionnaire ne se caractérise pas par son activité dans un parti contingent ou dans un organisme immédiat (Marx, Manifeste). Même s'il a, évidemment, plus de probabilités de se trouver à agir dans ce cadre plutôt qu’ailleurs; trop de fois le révolutionnaire professionnel au sens léninien a été transformé en un vulgaire activiste de parti, ce dernier entendu comme appareil. L'expérience de l'Internationale et des partis qui y adhéraient a montré que l'activisme lié à l'appareil devient une fin en soi : on est actif pour être encore plus actif, pour faire des adhésions, pour être nombreux, pour remplir les caisses du parti, pour ramasser plus de votes, pour faire des manifestations plus nombreuses. Les grèves elles-mêmes ont été manipulées aux fins de l’appareil, pour "compter" de plus dans la société. Les communistes ne peuvent pas "compter" pour rien dans une société qu'ils veulent détruire. Mais l'enseignement de l'Internationale et de sa dégénérescence va au-delà de l'exemple fourni par les partis qui la composaient. Dans les réactions à la dégénérescence de l'Internationale aussi, dans ses oppositions, il se produit d’autres types de pathologies pas moins délétères quand on revendiqua le retour à de prétendues libertés ou formes "démocratiques", catégories pour la "perte" desquelles les vrais communistes n'ont jamais versé une larme.

Le militant révolutionnaire n'est pas un revendicationniste banal. Si Le Moustachu Staline écrase la démocratie en la glorifiant en paroles, le communiste ne revendique pas la démocratie trahie. Si le fascisme gagne contre le parlementarisme, le communiste ne se retire pas sur l'Aventin à revendiquer le Parlement libre. Si un certain mécanisme électoral est une duperie pour le prolétariat, le communiste ne revendique pas de mécanisme plus démocratique, qui ne soit pas une duperie, parce que cela ne peut pas exister. Si le capitalisme élimine la force de travail des usines à travers l'automation, le communiste ne revendique pas le droit au travail mais déclare :

« C’était l'heure ! Maintenant songeons à une société où les machines pourront être introduites partout où c’est possible, une société où l’automation maximum s’accompagnera de la libération maximum du temps de travail. »

Le militant révolutionnaire n'est pas celui qui a une carte ou une étiquette spéciale à montrer à la curiosité d’autrui. Il n'est pas celui qui dispute sa place à d’autres sur le même terrain. Il n'est pas celui qui appartient à une organisation meilleure que d’autres auxquelles elle devrait faire concurrence. Il n'est pas celui qui fait un travail missionnaire pour conquérir les corps et les esprits à la cause, parce que le communiste n'a pas une "mission" à accomplir. Il n'est pas celui qui possède les vérités qui ne seraient pas à la disposition de tous. Il pourrait même être un militant révolutionnaire au sens marxiste du terme sans le savoir.

L'individu qui lutte confondu dans la masse de ses camarades pour un objectif que chacun croit limité à la satisfaction d’intérêts contingents peut ne pas être conscient de participer à un mouvement doué de possibilités absolument subversives. Le savant qui effectue une découverte et accomplit une vérification selon des lois en absolue opposition avec l'idéologie bourgeoise, dans un certain sens, sert lui aussi dans les rangs de la révolution. C’est un des sujets les plus fascinants de notre patrimoine théorique : quand la bourgeoisie, au cours de ses enquêtes sur le monde physique, est contrainte aux capitulations idéologiques véritables devant le marxisme, pour nous la vieille taupe a creusé un autre trou dans les fondations de la société bourgeoise.

Mais venons-en à la définition de ce qu'est un militant de la révolution.

Vu qu'une définition précise nous l'avons déjà, lisons-la directement dans nos Thèses :

« Les étincelles violentes qu'ils décochèrent entre les rhéophores de notre dialectique nous ont appris qu’un camarade militant communiste et révolutionnaire est celui qui a su oublier, renier, s’arracher de l'esprit et du cœur la classification dans laquelle l’a enregistré l'état civil de cette société en putréfaction; celui qui se voit et se fond lui-même en tout l'arc millénaire qui lie l'homme ancestral tribal luttant avec les fauves au membre de la communauté future, fraternelle dans l'harmonie joyeuse de l'homme social. » (3)

C’est une phrase qui est souvent citée parce qu'elle est belle et a ce contenu si riche qui touche les camarades dans les centres nerveux les plus sensibles ; elle a une apparente rhétorique qui l'élève au rang de maxime sans temps et puis elle parle d’harmonie et de joie, marchandises plutôt rares dans le marché capitaliste actuel. Il semble qu'Amadeo se soit un peu laissé aller aux émotions, dans le contexte d’un écrit où, comme d’habitude, est rigoureusement posé le problème de l'unité de théorie et d’action.

Cette phrase n'est pas un affaissement sentimental, c'est une arme. Imaginez, entre 1964 et 1965, une situation dans laquelle se manifeste, dans le parti, une des grosses vagues récurrentes d’influence de la situation contre-révolutionnaire. On revendique une activité incompatible avec les rapports de force réels ; on revendique une discussion qui sort des limites imposées par le refus des principes et des mécanismes de la démocratie. Des groupes de discussion se forment qui commencent à avoir une existence finalisée pour soutenir la discussion elle-même. Il se forme même des oppositions entre différents personnages qui n'ont rien compris à propos d’un parti qui ne peut pas offrir de carrières politiques. Enfin, pour résumer, se produit un peu de merde démocratique avec toutes les conséquences du cas : on finira avec quelques ruptures pour ne pas les appeler du nom pompeux de scissions.

Devant la mesquinerie de comportements subhumains induits par la société bourgeoise, Amadeo fait partir le coup de l'arme meurtrière : plus vous êtes mesquins et plus je vous jette à la figure l'univers tout entier, tout le chemin de l'espèce humaine.

L'art de la communication et la science

Nous essayons de gloser le passage à la lumière de quelques éléments que nous devrions déjà connaître grâce aux condensés d’Amadeo. Le rhéophore est, génériquement, un fil métallique conducteur de courant électrique. Si le fil est interrompu les deux têtes se transforment en électrodes et, si la différence de potentiel est suffisamment élevée par rapport au passage, les atomes de l'air libèrent leurs électrons (ionisation) et l'air lui-même perd ses propriétés isolantes en permettant au courant de passer entre une électrode et l'autre. Alors se déclanche une étincelle (ou une foudre), avec des conséquences lumineuses, acoustiques, chimiques et thermiques. Il s'agit d’une belle image pour définir les sauts de connaissance rendus possibles par les différences de potentiel dues au mouvement des classes opposées. Or, le phénomène catastrophique, étincelles violentes, est le seul qui nous fait apprendre comme cela est nécessaire, pour le militant communiste et révolutionnaire, de s’extirper de la tête les catégories que lui a instillées cette société. Ce n'est pas l'étude qui peut réussir ceci, ni la petite école du parti, ni la fréquentation de la communauté des camarades, ni la volonté individuelle, ni même l'intelligence : ce sont les violentes étincelles. L'arc millénaire, les bourgeois le connaissent aussi, mais ils sont orgueilleux d’avoir perdu le sens de la vie de l’espèce, tandis que l'homme l'a vécue pendant des millions d’années et y reviendra, après la parenthèse minimale du saut productif et du processus de libération du règne de la nécessité à celui de la liberté. Liberté du travail forcé, pas liberté démocratique. Liberté de vie, travail entendu comme temps pur de reproduction de l'espèce. Jouissance de la vie, non pas vulgaire "temps libre" chronométré, à dédier à la consommation de nourriture et objets à l’état de marchandises.

Seul celui qui a su et pu se mettre en accord avec tout l'arc de l'existence humaine pourra ne pas tomber dans les plus petites et ridicules luttes mesquines qui impliquent l'individu immature et qui se déroulent quotidiennement y compris dans le parti qui, à la limite, devrait en être exempté. Mais le texte cité ne se réfère pas seulement à l'arc millénaire, il se réfère aussi à un arc de temps plus proche de nous. La gifle magistrale d’Amadeo se fait plus directe, moins ésotérique. Seul celui qui saura s'insérer dans une continuité historique avec les batailles cohérentes à la révolution pourra reprendre le fil rompu par la peste opportuniste qui démolit le mouvement en le précipitant dans la contre-révolution sans qu'il fût possible de sauver "au moins le nerf de son parti historique". Il faut revendiquer toute la bataille physique, pas seulement les textes critiques. Il faut vraiment faire sien tout le parcours, pas seulement le dernier résultat ou quelque partie des résultats globaux. La transmission du programme révolutionnaire entre les générations n'est pas faite seulement de livres, mais elle n’est pas faite non plus seulement de méthode ou d’application de la doctrine de manière fidèle et banale :

« Le nouveau mouvement ne peut pas attendre un surhomme ni avoir un Messie, mais doit se fonder sur le réveil de tout ce qui peut avoir été conservé à travers une longue période, et la conservation ne peut pas se limiter à l'enseignement de thèses et à la recherche de documents mais elle se sert aussi d’outils vivants qui forment une vieille garde et à qui elle confie le soin d’en effectuer une remise intacte et puissante à une jeune garde. » (4)

La révolution a besoin d’outils vivants

Les vieux camarades des origines sont tous morts. Les héritiers ne se sont pas conduits selon les enseignements et ils ont maintenant montré ne pas avoir su et pu recueillir le témoin du relais historique. La jeune garde, jeune d’aujourd’hui, n’existe pas encore et ceci montre un vide temporel. Le fil est vraiment presque cassé, nous devons nous en accommoder et compter sur nos seules forces. Du reste, personne ne pensait que reprendre correctement le travail aurait été une entreprise de rien du tout. Nous nous sommes heureusement libérés aujourd’hui de ce que le texte à peine utilisé, justement dans les premières lignes, appelle "soi-disant problème de l'organisation interne du parti". En partie parce que nous n'avons pas fondé de parti, en partie parce que nous n'avons pas plus besoin de formalismes empruntés à la vieille et routinière référence aux partis de l'Internationale. Les Thèses n'ont pas réussi à "convaincre" les camarades de cette époque (en fait, ils s’en allèrent), le temps et les faits se sont chargés de dégager le champ des dernières scories de la démocratie, même masquée, comme par exemple les hiérarchies intérieures plus ou moins formalisées. Quand le parti se formera avec la reprise de la lutte entre les classes, il est à espérer que ce sera plus facile, à ce point, de ne pas répéter les erreurs passées ; les désastres aussi, surtout ceux-ci, peuvent servir de leçons.

Personne ne sera jamais militant de la révolution s'il continue à combiner des désastres à travers la défense de son Moi ; personne ne pourra développer ce qu’Amadeo, en parlant lors de la mort de Lénine, appelle la fonction du chef. Dans les sociétés qui rappelaient encore l'harmonie du communisme primitif même si déjà étatisées et hiérarchisées, comme l'Egypte ancienne, le chef n'avait pas de pouvoir, même en disposant de la possibilité d’appliquer une volonté sans limites. Le pharaon était désigné avec le même mot qui voulait dire "serviteur", il y n'avait pas encore l'esclavage, dans la mesure où sa fonction était celle de sauvegarder l'application d’un programme qui s'entendait immuable pour l'éternité. Aujourd’hui, quiconque se sent agité par quelque trouble au niveau glandulaire veut changer l'histoire avec ses propres mains, à commencer par le redressement individuel des idées d’autrui. Le pauvre, il a probablement lu et goûté la lecture du passage suivant, mais il lui est passé sur la peau sans même en effleurer son inviolable personne :

« Ce sont les hommes qui font l'histoire seulement ils ne savent pas trop pourquoi ni comment ils la font. Mais en général, tous les 'soupirants' de l'action humaine, et ceux qui se moquent d’un prétendu automatisme fataliste, sont d’une part ceux qui caressent dans leur for intérieur l'idée d’avoir dans leur carcasse ce fameux Homme prédestiné ; ce sont d’autre part précisément ceux qui ne peuvent rien et qui n'ont rien compris, notamment, que l'histoire ne gagne ni ne perd pas un dixième de seconde qu'ils dorment comme des loirs ou qu'ils réalisent le rêve généreux de se démener comme des possédés. A tout exemplaire super-activiste plus ou moins auto convaincu de ses sérieuses fonctions, de même qu'à tout sanhédrin de novateurs et de pilotes de l'avenir, nous répétons avec un cynisme glacé et sans le moindre remord : 'Allez vous coucher!'. Vous n'êtes même pas capables de remonter le réveil. » (5)

L'histoire, celle que ses amateurs écrivent avec la majuscule, ne se préoccupe pas de l’agitation des molécules humaines qui, comme dans un gaz chauffé, presseront sur l'avenir avec une force résultant de l'ensemble de leur mouvement. Avec une analogie "informatique", nous dirons que seul un élément d’information pourra engendrer l’ordre dans les molécules, et cet ordre ne dépendra pas d’une molécule pensante mais de l'histoire déterminée des molécules, de la représentation physique de leur mouvement vers l'avenir. Cette représentation physique, c'est le parti. Le parti est composé d’individus qui en tirent collectivement la conscience de l'avenir de leur classe et de l'humanité entière. La révolution et le parti ont donc besoin d’hommes en chair et en os, outils vivants qui se rendent compte du devoir qu’ils assument. Mais qui est-ce qui les prépare, si la vieille garde n'est plus ? Les livres ? Il y n'a pas de livre qui ne puisse pas être filtré par le sujet qui le lit. Et la transmission de l'expérience, le travail collectif, la vérification avec le passé, la projection dans l'avenir ? D’où les militants futurs déboucheront-ils, si un point de référence visible n'existe pas qui mène au parcours non mystifié de la Gauche comme nous venons de le dire ?

Heureusement, les étincelles violentes qui ionisent la matière entre les électrodes de notre cerveau agissent aussi au niveau social. Ce n'est pas la raison ou l'intelligence qui porte les instruments à la révolution mais quelque chose de très terre à terre que nous appelons poussée physiologique et, à un niveau à peine supérieur, intérêt économique lié à l'appartenance de classe. Quand se remueront les pieds et les estomacs, les cerveaux se remueront aussi. Qui avant, qui après. C’est fatal : dans l'histoire de l'évolution humaine aussi, le cerveau évolue en dernier. Quand on découvrit le premier squelette d’hominidé bien conservé, l'australopitecus afarensis femelle appelée Lucy, le découvreur resta bien perplexe devant un squelette absolument semblable au nôtre avec planté dessus un crâne absolument archaïque. Le squelette avait trois millions et demi d’années : cette contradiction jaillissait du fait qu'on avait jusqu'à présent vu seulement des crânes ; et les chercheurs, avec leur crâne respectif remplis de métaphysique bourgeoise, étaient sûrs qu'à des crânes archaïques ne pouvaient correspondre que d’autres os archaïques. En fait, ce n'était pas vrai. Nos aïeux étaient comme nous il y a trois millions et demi d’années, sauf le récipient du cerveau et ensuite aussi évidemment son contenu qui a évolué il y a seulement peu de temps. L'homme n'est pas devenu ce qu'il est à cause d’un cerveau supérieur, comme l’enseigne l'idéalisme, mais la puissance cérébrale a grandi seulement parce qu’il a y eu d’abord l'évolution des pieds et des mains qui lui ont permis de se libérer la tête.

Les idéalistes privilégient l'intelligence par rapport aux caractéristiques "inférieures" comme les sens, l'intuition, l'instinct. Pourtant aucune révolution, ni scientifique ni sociale, n’est jamais survenue à cause de l’intelligence. La Gauche a beaucoup dit sur le sujet et il est utile d’y revenir.

En mémoire d’un artiste

Nous sommes tous restés sous le coup de la disparition d’Aldo Ratti et nous voudrions le rappeler justement avec quelques considérations sur l'instinct et sur la rationalité, sur la connaissance et sur le militantisme. Aldo était un vrai "inapte" au capitalisme. Il était peintre mais pas artiste, étant donné qu'art se marie avec métier depuis que les Muses passèrent de la fonction indistincte de réjouir les hommes à celle de présider à des activités spécifiques payées. Il était à des années lumières de tout problème de type pratique et la technique était pour lui une chose tout à fait étrangère. Il adorait le cinéma, mais il ne le mettait certainement pas en relation avec les machines de prise de vue ou de projection. Il ne possédait pas de machine automobile dans le sens de voiture, il n'avait pas d’autres machines, une télévision, une machine à laver ou un tourne-disque à la maison. À vrai dire il n'avait pas de maison non plus, à moins d’appeler ainsi la place où il dormait et peignait. Son refus du capitalisme était si viscéral que personne n’aurait jamais réussi à l'exploiter. Il n'était certainement pas communiste dans le sens scientifique du terme pourtant...

Ce n'est pas le moment et l'endroit de faire de grands discours, ils seraient hors de propos entre nous, mais Aldo était, à presque quatre-vingts ans, la personne la plus vivante que nous eussions connue. Il se faisait guider exclusivement de l'intuition et de l'instinct, seulement ainsi peut s’expliquer sa – disons – survivance dans un monde absolument hostile pour qui ne se laisse pas exploiter. Aldo n'a jamais travaillé pour un capitaliste, ni même pour un marchant d’art, bien qu’étant peintre. Ils lui sortaient des mains de petits chefs-d’œuvre parce qu'il avait un dessin et une peinture spontanée, même s’ils réfléchissaient une connaissance profonde, pas scolaire. Parfois, il reprenait un tableau et il s'entêtait à en rationaliser la composition selon quelque canon qu'il se mettait en tête ; alors, il abîmait tout invariablement, il en gelait les formes, il en rendait enfantin les couleurs. Il avait une connaissance de l'art que de nombreux historiens et critiques n'ont pas, pourtant elle dérivait presque exclusivement de son étude des images et non des textes critiques. Il voyait et il entendait l'histoire sans l'étudier parce qu'il créait des relations instinctives entre les formes, le contenu et les époques.

Il voyait et il entendait le marxisme de la même manière et, parfois, il en sortait avec des affirmations d’une ingénuité cosmique par rapport aux canons communs de la politique. À bien voir, c’étaient des processus d’une abstraction extrême cependant et donc une vision de la réalité dégagée des trop nombreux bavardages. Par exemple, il croyait le monde divisé en deux : d’une part, les camarades, de l'autre, tout le reste. Sauf qu'il appelait "camarade" quiconque ne fût pas, selon son jugement, "fasciste".

Naturellement, était fasciste quiconque se fût adapté à cette société que lui ne pouvait justement pas digérer. Le terme "fasciste" n'était donc pas un prêt du lexique de la résistance mais une contraction poétique dans laquelle il mettait tout ce qui était du capitalisme. Comme on le voit, il s'agit d’une manière de voir philologiquement correcte : le fascisme n'est pas un retour à reculons dans l’histoire mais la manière d’être moderne de la société capitaliste. "Si tu veux être progressiste aie le courage d’être fasciste", dit un de nos textes, parce que la séquence dans le temps n'est pas fascisme ® démocratie ® communisme, mais démocratie ® fascisme ® communisme. Le fascisme est plus "moderne" et ensuite plus "progressiste" que la démocratie.

Aldo avait dépassé le progressisme, pour cela il aurait été désagréable à nombreux de ceux qui "auraient été impuissants aussi à remonter le réveil" ; pour cela, nous le revendiquons comme camarade sur la voie du parti et de la révolution. A propos de notre attitude, de temps à autre, il arrive à quelque idiot de dire que nous sommes de bonne composition. Oh ! Certes, ces bons savants de l'évidence mesurent le taux de "camaraderie" sur la base de modèles "objectifs" comme la connaissance des textes sacrés, le métier que l’on fait, la discipline au caporal ou l'habileté à vendre quelque produit de marxologie. Il y a une trentaine d’années, il y avait des gens absorbés à jeter les bases du tristement célèbre 1968 en se demandant: l'employé est-il un prolétaire ? Un capitaliste qui exploite, peut-il être communiste ? Quel est vraiment le travailleur productif ? Il y en a encore à se poser les mêmes questions, d’autres ont cru plus productif de faire carrière dans le monde comme il est. Bah ! Nous, aux grands cerveaux et aux crâneurs en tout genre, nous préférons des militants comme Aldo, que voulez-vous faire.

L'intuition et l'instinct sont aspects de la nature individuelle qui ne peuvent pas être disjoints de l'autre aspect, la capacité rationnelle, l'intelligence – pas celle mesurée par les tests de Q.I mais celle qui signifie connaître, distinguer, analyser. Il ne s'agit pas de deux extrêmes incompatibles, d’une part, l'animalité, de l'autre la rationalité de l'homme pensant, peut-être avec la majuscule. Au début, à l'origine, le terme intelligence signifiait "comprendre avant de lire" ; à l’origine, donc, instinct et rationalité c'était la même chose, comme le montre le transfert dans le langage.

Intuition évidente et déduction nécessaire

Evidemment, on ne peut pas en cet endroit parcourir l'importance qu’a eu l'identité d’intuition et de jugement, en particulier à travers cette science des origines qu’était la religion. Nous citons Descartes comme un des représentants du passage nécessaire de la conception unitaire à la séparation de l’intuition et de la connaissance, mais encore en relation dialectique :

« Il y n'a pas d’autres voies ouvertes aux hommes vers une connaissance certaine de la vérité que l'intuition évidente et la déduction nécessaire; on voit aussi en quoi consistent les natures simples (…) Il est clair, avec ceci, que l'intuition s'étend d’une part à toutes celles-ci, de l'autre à la connaissance des liens nécessaires qu'elles ont entre elles, finalement à toutes les autres choses dont l'intelligence constate avec précision qu'ils sont ou en soi même ou dans l'imagination. » (6)

Intuition évidente et déduction nécessaire. Descartes est pour l'évidence qui se présente à l'intelligence comme une clarté fulgurante qui n'admet pas d’inférence, c'est-à-dire un procès logique pour lequel il soit possible de faire dériver des introductions des conclusions conséquentes. Le procès logique inquiète l'observateur parce qu'il l'induit à des conclusions qui ne peuvent pas être montrées si non avec l'observation même, pendant que l'intuition met en marche et est mise en marche par les relations entre les choses et entre celles-ci et l'intelligence. Induction et déduction viennent après l'intuition. Il semble que Kant et ses disciples ne furent pas d’accord et qu’ils entendirent l'intuition comme une présentation concrète de la réalité "actuellement donnée" sur laquelle on peut raisonner, parce que les choses contiennent des principes et il faut discuter sur la manière de les appliquer. Nous ne nous rangeons pas avec l'un ou avec l'autre, parce que nous prenons les deux et nous les incorporons dans l'embasement sur lequel nous fondons notre connaissance actuelle mais il est certain que Descartes nous plaît d’autant plus que sa conception se rapproche de la dialectique. À l'âme de la souche du rationalisme mécaniste.

La science comme on l’entend aujourd’hui naît après qu'instinct et intuition aient déjà eu une histoire de millions et millions d’années. L'instinct est une composante matérielle de la lutte pour la reproduction de l'espèce : elle a été et reste un composant fondamental pour la lutte de classe. D’abord, viennent l'instinct et l'intuition, puis la science, pas celle d’aujourd’hui, qui est inférieure au même instinct, mais celle de demain, qui unira toutes les "catégories" que la connaissance bourgeoise divise aujourd’hui. Tant qu'il y n'aura pas la nouvelle science, l'intuition et l'instinct seront encore à la base des actions humaines comme quelque chose de séparé, principalement en ce qui concerne le mouvement social.

L'instinct, dans la définition qui apparaît dans le texte Propriété et Capital (7), n'est rien d’autre que le programme de sauvegarde de l'espèce en tant que telle, il est l’enregistrement génétique de ce qu’elle a vécu, et il atteint sa meilleure manifestation quand il s'agit d’en préserver la future possibilité de reproduction de dangers qui ont été enregistrés comme connaissance acquise. L'individu conserve l'instinct inscrit au travers de milliers d’autres individus. Même pas dans la reproduction simplement biologique l'individu est tel : nous rappelons ce passage où il est affirmé qu'un lapin ne peut pas être un lapin si non dans la conception statique de l'observateur qui s'arrête au classement archaïque des "objets" ; le lapin observé dans son histoire ne peut qu'être deux lapins, mâle et femelle, et nous lui ajoutons peut-être les enfants. L'espèce doit être comprise comme reproduction biologique encore avant que production, donc elle comprend l'individu et son code instinctif, jamais le contraire, parce que l'individu sans l'espèce n’est rien.

Refus des principes donnés a priori

Dire intuition, c’est comme dire instinct. Quand Amadeo parle de Galilée, Leibniz, Newton, c'est-à-dire des grands savants qui ont anticipé la révolution bourgeoise, justement quand l'individu n'était pas encore le grossier personnage schizophrène d’aujourd’hui, il les utilise comme une triade illustrant d’exemples les idées qui, à un moment donné, jaillissent d’un coup de l'histoire de l'humanité. Il parle de Marx de la même manière. L'intuition de laquelle se développent leurs découvertes n'est pas vue simplement comme le fruit de la pensée géniale mais comme résultat auquel arrivent le travail social et donc le cerveau social. C’est cela et pas l'individu qui exprime soit les relations entre choses soit les relations entre choses et pensée, phénomène que Descartes voyait déjà avec la puissance dispensée par une période prérévolutionnaire. Personne ne peut dire que Galilée a "inventé" la longue-vue. Mais pas seulement parce que depuis deux ou trois siècles des verres polis de manière différente circulaient comme curiosité ou comme objet pour agrandir. Pas seulement parce que les Hollandais avaient fait des essais avec des verres polis disposés d’une certaine manière. Ni même parce qu'on peut se dire que la longue-vue a été inventée en réalité par quelque inconnu en Italie vers la fin du XVIe siècle. Galilée comprit par intuition qu'il pouvait utiliser non seulement des verres et un tube pour jouer ou faire voir les aveugles, ou pour les vendre à la Sérénissime pour qu'elle puisse regarder les Turcs de loin. Galilée n'a donc pas inventé un tube avec des verres, objet qui existait déjà: il a inventé cette longue-vue qui devint symbole d’une révolution. Il l'invente parce qu'il devine en premier qu'il en tirera quelque chose de grand en le faisant viser au ciel interdit, endroit où les humains ne pouvaient pas prétendre trouver des objets mais des harmonies préétablies, des ordres divins opposés au désordre terrestre, des principes immanents propres à gouverner les âmes. Et, avec un acte impensable, blasphématoire, il fait accomplir un saut formidable à la connaissance suivante de l'humanité. Nous en connaissons la date : c’était en 1609. Les brochures galiléennes, au dépit des jésuites et de l'Église tout entière, influenceront la science de l'époque pour tout le XVIIe siècle, science qui y aurait trouvé pas tant de géniales découvertes mais une nouvelle méthode révolutionnaire.

Galilée ne procède pas selon les principes préétablis. Le principe immuable est contraire à la science dans la mesure où il introduit dans la science une dynamique historique qui la rend passible de transformation vers les meilleures mises au point, vers les nouvelles marches de la connaissance. Cette dynamique, avant Galilée, n'existait pas. Et il ne sert à rien de se jeter contre les prêtres qui l'obligèrent à l'abjuration: ils défendaient une connaissance acquise, ils n'étaient pas des rustres ignorants, c'était la fine fleur de l'astronomie de ce temps. Il y n'avait pas d’autre autorité à l'époque, sauf Kepler. Qu'est-ce qui peut briser le principe préétabli si, justement, notre connaissance se fonde sur le fait qui est préétabli ? Galilée contrairement à Kepler avait des connaissances insuffisantes sur l’optique, à l'époque de la longue-vue. Kepler avait projeté des verres très efficaces qui restèrent sur le papier comme démonstration théorique ; il ne lui vint jamais à l’esprit de les fabriquer ni même de les pointer directement en direction de Dieu. Mais qui a brisé la vieille science, l'intelligence de Kepler ou l'intuition de Galilée ?

Nous sommes tentés de répondre en faveur de Galilée, mais ce serait se tromper. La vieille science a été détruite par Copernic, par Galilée, par Kepler, par tous ceux qui ne se sont pas contentés d’un aspect unique des problèmes mis en examen. Galilée rompit le statisme des principes immuables mais il ne chercha pas à imaginer de façon créative des voies qui jailliraient seulement de son cerveau. Il comprit le premier la différence qui existe entre fidélité au principe théorique en soi et fidélité à la physique que ce principe théorique avait voulu enseigner. Ecoutez ce passage :

« Je me rends sûr que, si Aristote voyait les nouveautés nouvellement découvertes dans le ciel, où il l'affirma inaltérable et immuable, parce qu’aucune altération n’y était jusqu’alors vue, maintenant il dirait indubitablement le contraire; il est sur que, alors qu’il disait que le ciel est inaltérable puisque personne n'avait jamais vu d’altération, maintenant il parlerait d’un ciel altérable parce que des altérations s’y aperçoivent. » (8)

Si la science a les caractéristiques dictées par Galilée, c'est-à-dire qu'elle n'est pas inaltérable mais procède dynamiquement à travers l'acceptation et le dépassement des vérités précédentes, il s’ensuit que le résultat scientifique d’une époque déterminée ne peut pas être donné par une intelligence unique, aussi immense qu’il soit ; il peut être donné seulement par une quantité de savants qui se succèdent sur les problèmes, renouvellent le sujet de la recherche en acceptant les résultats concernant l'objet, en les dépassant ou en les projetant dans l'avenir. La même idée sera reprise par les philosophes des Lumières et Laplace répétera que

« les sciences s'accroissent à l'infini par les travaux des générations suivantes : l’œuvre la plus parfaite engendre de nouvelles découvertes et prépare ainsi des œuvres qui devront l'éclipser. »

De cette manière le savant classique devient quelque chose d’autre, parce que si on recherche ce qui doit résulter du travail collectif, on a besoin d’un programme pour la collectivité qui travaille. Mais tout programme qui tend à démolir un état de choses existant, n'est-il pas en lui-même révolutionnaire ? Un ami de Galilée, enthousiaste, lui écrit : « Nous devons développer sans limites notre militantisme philosophique ». Et Galilée répond :

« Je l’ai écrite [l'œuvre] en langue vulgaire parce que j'ai besoin que chaque personne puisse la lire […] Je veux que ce soit évident que la nature, de même qu’elle lui a donné des yeux pour voir ses œuvres, lui a donné le cerveau pour lui permettre d’entendre et de comprendre. » (9)

La science écrite peut être transmise. Personne n'aura besoin de répéter le parcours praxis-intuition-science déjà effectué, au moins jusqu'au prochain saut.

Besoin de révolution

Arrêtons-nous un instant. Faisons le lien entre le discours que nous sommes en train de faire sur Galilée et ce qu'est un militant de la révolution. Le fait qu’un groupe comme le nôtre fasse un discours comme celui-ci, tienne des réunions partout où cela est possible avec qui s'intéresse à notre travail, s'efforce d’élargir le domaine de la recherche et de la discussion, se propose de contribuer au développement du parti révolutionnaire, sans que personne n’oblige en aucune manière ses composantes à laisser tomber d’autres activités, des engagements familiaux ou dans le travail etc., cela signifie seulement deux choses: ou bien nous sommes fous ou bien nous sommes poussés à ceci par quelque chose qui sort des choix individuels de chacun d’entre nous. Nous avons peu de liens et nous savons donc peu de choses sur ce qui se passe en d’autres endroits, en d’autres villes : il est cependant déterministiquement certain qu’il est en train d’arriver partout quelque chose de semblable et nous en avons les signaux. Les plus différentes représentations du marxisme survivent, mais nous sommes en train d’assister au surgissement de leur critique. Il y a des jeunes qui cherchent la satisfaction à leur besoin d’un retour au marxisme, mais ils ne trouvent pas où s'appuyer pour réaliser une telle aspiration. Naturellement, ils militent dans les groupes et dans les partis qu'ils trouvent, mais on voit à des kilomètres qu'ils sont là parce qu'il y n'a rien d’autre. Tout leur semble faux, répétitif, pollué. C’est impossible que le travail vers lequel quelques camarades se sont portés soit dû seulement à des causes ultra spécifiques, locales, temporels ou d’aptitudes ; il est tout autant impossible que, tôt ou tard, il ne se forme pas une école, un courant, qui soit apte à répondre aux expectatives d’autres camarades, de jeunes, de gens qui ne supportent plus la routine capitaliste, comme cela a été, non sans raison, relevé dans les dernières rencontres. Parce que ces expectatives commencent à ne pas plus être des pulsions personnelles mais les symptômes de la polarisation des molécules sociales. Nous nous trompons peut-être dans notre optimisme, mais alors qu’on nous explique les faits : la débâcle sociale qui a impliqué un demi milliard de gens à l'Est, la table rase africaine, la putréfaction sud-américaine, la désagrégation sociale partout, l'abcès balkanique, l'Ouest capitaliste qui a perdu sa normalité et vit au son de décrets économiques, mais surtout la conscience croissante de la bourgeoisie elle-même par rapport aux limites du capitalisme. Ces désastres ne sont pas comparables à la guerre de Corée ou à celle du Vietnam, aux tensions pour Suez ou à la guerre congolaise. Pensons-nous vraiment que tout ceci soit sans effets et que la future critique matérielle de l'existant puisse naître seulement dans la tête de Tel ou Untel ? Le parcours des militants de la révolution vers le parti de la révolution ne peut pas être un fait individuel, exactement comme le parcours de la science ne peut pas passer à travers un cerveau unique.

Alors la révolution trouvera ses instruments, ses outils vivants à travers l'agitation moléculaire dans laquelle, nous n'avons pas le moindre doute, sera présent un fil rouge autour du quel se fera la polarisation. Les militants seront jetés dans la mêlée sans soin, comme dans toutes les révolutions. Il y aura des unions et des scissions, des tempêtes dans un verre d’eau comme celles déjà vues et puis de vraies tempêtes que nous ne réussissons peut-être pas non plus à imaginer, des ouragans qui élèveront ou balaieront sans beaucoup de politesse les individus qui, ensuite, pour encore beaucoup de temps penseront être "victorieux" ou "défaits", d’une manière ou l'autre d’avoir été des facteurs individuels d’histoire. Et il faudra des générations pour annuler cet effet pernicieux des sociétés classistes.

Fruits du cerveau social

Revenons à Galilée. Nous savons qu'il n'essaya jamais de construire une structure philosophique autour de ses recherches. Il ne chercha pas non plus à définir philosophiquement ce qu'est une théorie scientifique, contrairement à ses contemporains, comme Kepler qui tirait encore du platonisme de la Renaissance la garantie de la vérité de manière encore mystique – ses verres, même s’ils étaient, peut-être, plus parfaits que ceux de Galilée, ne furent pas pointés vers le ciel.

La grande différence que Galilée observe entre philosophie et science c’est que la science s'occupe de phénomènes limités qui peuvent être étendus à d’autres branches de la connaissance, à d’autres phénomènes, seulement dans la mesure où ils peuvent être vérifiés. Dans la science, chaque énoncé doit trouver confirmation avant d’être accepté et étendu. Pour la philosophie, les choses ne vont pas de même. Elle est universelle par nature et ses énoncés n'ont pas besoin d’une preuve spécifique. Galilée ne refuse pas la philosophie, mais en pratique il ne voit pas la nécessité d’y recourir. La faute des aristotéliciens ne fut pas tant de se référer à Aristote pendant deux mille ans comme s’ils ne s’étaient pas écoulés. Elle fut d’exiger que chaque nouvelle découverte soit adaptée aux canons aristotéliciens, en obligeant à de monstrueuses contorsions chaque tentative rationnelle d’explication. Galilée ne se sentit pas adversaire d’Aristote mais le vrai continuateur de ses enseignements à la lumière des nouvelles découvertes. Il montra ainsi que la science est un fait collectif, alors que la philosophie tend à être individuelle, malgré qu’elle donne lieu à des écoles et qu’elle ne puisse, au bout du compte, que subir, elle aussi, le cours de l'histoire.

Nous pouvons donc affirmer que le militant révolutionnaire Galilée a fixé le premier tous les éléments de la révolution épistémologique qui portera aux nouvelles marches de la connaissance. Mais nous pouvons affirmer aussi qu'il a pu faire cela parce qu’il a rompu, une fois pour toutes, la barrière qui divisait le processus historique réel du processus de la connaissance même.

Galilée a, finalement, reconstruit la continuité perdue pendant deux mille ans, il a mis en relation la science des anciens Grecs avec la science moderne, en ne reniant pas celle d’avant, mais en l'englobant dans un résultat plus élevé. Continuité, relation et union à travers un arc de temps de deux mille ans entre des conceptions scientifiques élaborées dynamiquement, cela signifie reconnaître que le monde physique répond aux lois de la dialectique et que les hommes, en n'étant pas étrangers au monde physique, à la nature, ils en sont aussi les sujets.

Chez Galilée, on perçoit clairement le concept de continuité, la dialectique d’une science qui, en rompant les liens avec lesquels elle avait été liée, se révèle comme une chose vivante, capable de se développer au-delà de l'individu unique qui accomplit sa recherche, au-delà du temps et des générations. Aujourd’hui, nous disons tout naturellement que les découvreurs de la géométrie non euclidienne sont les continuateurs d’Euclide et non ses adversaires, comme nous disons que les découvreurs de la mécanique relativiste ne nient pas Newton mais en sont aussi les continuateurs malgré eux. Au temps de Galilée, ces découvertes seraient restées des hérésies, aussi parce que le matérialisme qui les introduisait dans les processus de la connaissance des faits de la nature enlevait de la valeur à la mystique de l'Église. Quand le militant de la révolution, plus ou moins conscient, se trouve projeté sur la scène historique, il ne peut pas faire moins que bouleverser les idées existantes même s'il ne le veut pas. Il est démontré, en effet, que l'accusation secrète soutenue par les jésuites de la contre-réforme contre le savant ne se fondait pas tant sur sa conception cosmologique que sur son néo-atomisme matérialiste, apte à miner le dogme de l'eucharistie.

Galilée sut réellement s’extirper de l'esprit et du cœur le classement dans lequel l'inscrivit le registre d’état-civil de la société dans laquelle il vivait. L'abjuration, les hésitations, les espoirs mal remis n’ont eu aucune importance. Son œuvre nous est parvenue, sauvée par ses disciples, comme nous sont parvenues les œuvres de ceux qui n'avaient pas sauvé leur peau et ont été brûlés. C’est le signe qu'il y a quelque chose de plus fort que les inquisitions à agir sur l'histoire, appelons-le parti. Dans le cadre de ce parti tous les résultats de chaque Galilée suivent un parcours en rien linéaire, ils ne font pas partie de processus graduels, ils arrivent d’un coup comme autant de révélations. Le matérialiste d’aujourd’hui ne s'étonne pas du tout devant à l'accumulation de connaissance que l'humanité, à un moment donné, se trouve devoir rendre explicite à travers un outil vivant, qu’il s'appelle Siddhârta, Christ ou Mahomet ou bien Aristote, Galilée ou Einstein. Dans les brefs mais importants espaces historiques dans lesquels l'humanité est prête pour le changement, les idées – appelées ainsi jusqu'à présent mais nous préférons les appeler programmes – se présentent de manière immédiate, à l'improviste comme si elles étaient des illuminations dues aux dieux ou au génie individuel. Au contraire, elles sont le produit de l'intuition, de l'instinct, elles sont l’enregistrement collectif des faits qui se servent des individus parce qu’il n’y a pas d’autre manière d’en répandre la connaissance, ou cela n'a peut-être pas eu lieu jusqu'à présent ; la révolution sera vraiment anonyme et terrible, enfin victorieuse, si elle sait faire abstraction des génies ou des messies.

L'instinct et l'intuition ne sont liés ni au nombre de circonvolutions du cerveau ni à des neurones spéciaux, au nombre des cellules ou au poids spécifique de la matière grise. Ce sont les fruits de tout ce qui a mûri précédemment et que l'individu absorbe en lui, quand justement tout cela ne lui a pas été gravé au niveau génétique, hypothèse qui pour l’instant est confirmée seulement pour les instincts primordiaux. Quand il y a un changement en cours voilà que le cerveau social, à l'improviste, condense toute cette expérience historique, religieuse, technique ou scientifique – nous ne faisons pas la différence entre les termes – et il la met à disposition de l'espèce à travers une de ses composantes, devenue réceptive à travers son propre cerveau individuel, cet instrument que l'évolution et les révolutions envoient en avant du dernier poste. Ceci vaut pour Aristote, pour Galilée, pour Newton, pour Napoléon et pour tous ceux qui apparaissent sur les encyclopédies comme des grands hommes, des bienfaiteurs de l'humanité ou des génies du mal, avec tout leur grand savoir, leur intelligence ou leur force de commandement.

Parfois, c’est la mode du sport consistant à poser à l’"alternatif" et de s’essayer à la désacralisation des mythes. Mais un tel sport n'est pas que le revers de la médaille du mythe lui-même. On ne se substitue pas la conception battilocchiesque (10) de l’histoire avec celle, bien plus battilocchiesque, de la fragmentation personnalisée du personnage. N’importe qui peut tirer de l'histoire personnelle du grand Galilée des épisodes en rien édifiants avec lesquels on pourrait démolir l'homme et "montrer" qu'il a vécu de manière inconséquente à son génie. Brecht, par exemple, ne se dérobe pas au vice de nous présenter un Galilée "minimaliste." Et qui ne s'est pas enlisé avec les étrangetés de Newton, père de la science moderne mais compilateur d’œuvres d’alchimie et de théologie en quantité supérieure à celles scientifiques ?

Et fruits du cerveau véreux

Notre – de la Gauche – théorie du battilocchio vaut en positif comme en négatif. Nous intervenons ici sur un terrain qui est particulier à la Gauche. "Particulier ?" Mais n'avons nous pas toujours dit que la Gauche représente la continuité avec le marxisme ? Qu'est-ce qui peut nous être particulier, c’est-à-dire enfin la propriété de quelqu’un, c'est-à-dire distinct, différent, chez qui travaille pour représenter la continuité, l’identité ? À part le fait que nous avons à peine parlé de continuité dans une certaine acception historico scientifique, voyons comment on peut garder sa propre particularité et être en même temps continuateurs : ne voulons-nous pas l’être nous aussi ? Ne voulons-nous pas que se forment de nouvelles générations de militants à la hauteur des résultats atteints par la Gauche ? Nous connaissons un personnage typique du paysage universitaire, conférencier et essayiste à temps perdu qui s’auto définit "philosophe marxiste" et cherche à insulter la Gauche toutes les fois qu’il parle. Il le fait, vous voyez un peu comme il est original, en s’inclinant devant certains aspects de sa théorie et en la critiquant pour sa pratique. Vieille histoire. Une des choses qui justement ne semble pas aller non plus du point de vue doctrinal, c’est la théorie du battilocchio. En réalité, ce n'est pas une "théorie", mais, que voulez-vous faire, lui, il l'appelle ainsi. Il dit qu'en Marx rien de semblable n'existe, donc dans le corps doctrinal de la Gauche il y aurait des éléments non marxistes, ceux-là mêmes qui auraient déterminé la défaite politique du courant et du parti. Dans ce cas spécifique, la "théorie" du battilocchio serait la preuve que n'est pas résolu le problème de la volonté chez Bordiga, c'est-à-dire le rapport théorie-praxis.

Dire qu'en Marx rien de semblable n'existe, c'est simplement un lamentable mensonge. Que chez Marx ne soit pas développé le sujet comme il est par la Gauche on peut le dire, mais même si c'était le cas cela n'aurait aucune importance. Ce qui importe, c’est que, chez Marx, l'individu est descendu de son piédestal mystique et pas moins que dans les œuvres de Bordiga. Voici un exemple au hasard :

«  Comment se fait-il que les intérêts personnels finissent toujours par se transformer, en dépit des personnes, en intérêts de classe, intérêts communs qui, face aux personnes individuelles, deviennent autonomes et, sous cet aspect autonome, prennent la forme d’intérêts généraux, puis, à ce titre, entrent en conflit avec les individus réels ? [...] Comme se fait-il que, dans le cadre de cette accession à l’autonomie des intérêts personnels devenant intérêts de classe, le comportement personnel de l'individu […] qu’il se transforme en rapports sociaux, en une série de puissances qui le déterminent, le subordonnent et prennent ainsi, dans sa représentation, l’aspect de puissances 'sacrées'? Pour peu que Sancho eût compris le fait que, dans le cadre de certains modes de production, naturellement indépendants de la volonté des hommes, des puissances pratiques étrangères, indépendants non seulement des individus isolés mais encore de leur totalité, alors […] il serait redescendu du royaume de la spéculation dans celui de la réalité, de ce que les hommes s’imaginent être il serait passé à ce qu'ils sont, de ce qu'ils ont dans l’idée, à ce qu’ils font en réalité, et que, dans des circonstances déterminées, ils sont obligés de faire. Ce que lui apparaît comme produit de la pensée, il l'aurait compris comme produit de la vie. » (11)

Le lien étroit entre cette position matérialiste qui étudie comment s'insère l'individu dans la société et la théorie dite du battilocchio peut ne pas être compris par le "philosophe marxiste", mais nous le revendiquons. Il y n'a personne d’autre qui ait donné cette position au problème et qui l'ait développé à fond. Nous pouvons trouver d’autres passages, naturellement, chez Marx et Engels ; nous pouvons trouver des références, par exemple, chez Lénine dans son Matérialisme et empiriocriticisme, mais seule la Gauche a eu la possibilité de porter ce sujet à ses conséquences extrêmes. Pourquoi ? Mais parce que c’est seulement dans notre siècle que l'individualisme a été poussé jusqu'aux limites de l'aberration, vraie pathologie sociale.

Si le culte de l'individu est un phénomène antique, c’est seulement récemment qu’il a dégénéré. Max Stirner s’attira les foudres de Marx et Engels en disant que

« Le genre n’est rien et, quand cet individu dépasse les limites de son individualité, il n’en est justement que mieux lui-même en tant qu’individu. Il n’existe que pour autant qu’il s’élève, il n’existe que pour autant qu’il ne demeure pas ce qu'il est ; sinon, il serait fini, mort. » (12)

L'espèce n’est rien et l'individu est tout : il semble prendre en examen non l'idéologie allemande mais l'idéologie moderne universelle, celle de la publicité de la télévision qui fait levier sur l'égoïsme et sur le culte de la personne. Mais la personne moderne, qu'est-ce qu'elle est sinon l’objectif de l'escroquerie universelle de la consommation de marchandises ? L'espèce pourrait se passer de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des consommations induites par le volcan productif capitaliste. Dans sa production et reproduction, l'espèce a été sobre pendant des millions d’années et aura horreur de nouveau de l'inutile, du besoin artificiel, quand elle aura soumis les forces productives en utilisant la haute technologie pour soi et pas pour le Capital. Et à propos de la reproduction, Marx répond à Stirner :

« Et puisque chez Stirner, les hommes ne sont plus déterminés par le monde extérieur et que la poussée mécanique du besoin ne les contraint pas, non plus, à produire ; puisque la poussée et, par conséquent, l’acte sexuel ont perdu leurs effets, on se demande comment ils ont pu continuer d’exister, si ce n’est par miracle. » (13)

Le culte paroxystique du Moi atteint l'apogée à cheval sur les deux siècles, quand la grande bourgeoisie, affairée dans l'accumulation retentissante, laisse aux classes moyennes le devoir d’exprimer les formes philosophiques, politiques, sociologiques et littéraires spécifiques de cette infection véritable. Et l'individualisme, peu à peu, d’héroïque se fait négatif. Le surhomme poétique d’un D’Annunzio précède la peur d’une civilisation de l'homme-masse négatrice de la liberté individuelle prophétisée par Ortega y Gasset  (14) ; la recherche du renfermement solitaire dans un "nid" loin des désordres du monde moderne idéalisé par Pascoli devient chez Proust une lutte exténuante entre un Moi omniscient qui écrit et son homologue angoissé et fragmenté qui paraît dans l'écrit. Les ramifications tardives d’un existentialisme à la Sartre ne sont que des propositions différentes du même mythe : la possibilité de réalisation pleine de l'individu isolé et unique au-dessus ou en dehors de l'histoire. Pendant que le capitalisme réalise la socialisation du travail et la distribution à l’échelle mondiale de produits industriels locaux, en mettant à nu la vacuité des prétentions de l'individu et de ses droits dans les tranchées-abattoirs de la Première Guerre Mondiale, la puissance poétique de l’Unique stirnerien se trouve chantée (15) ; pendant que naissent des organisations nationales toujours plus centralisées, de plus en plus autoritaires et puissantes, pendant que l'individu devient un simple instrument atomisé au service d’une économie trop grande même pour les États nationaux, le battilocchio libéral et anarchoïde creuse dans la profondeur des sentiments de la personne sacrée en ne s’apercevant pas que cette contradiction fait éclater son corps et son cerveau, comme cela arrive à Proust qui se met lui-même en réclusion dans des pièces rhabillées avec des panneaux de liège pour s'isoler du monde extérieur.

Il est naturel que justement la Gauche ait dû s’occuper particulièrement de cette intoxication de la matière grise. Même pas Lénine, interprète révolutionnaire d’un arc historique à cheval sur deux siècles et comprenant trois modes de production (16), bien qu’il lutta contre des forces qui portaient à ébullition comme un rien les meilleurs cerveaux, ne connut ni ne combattit des dégénérescences neuronales individualistes comme celles d’aujourd’hui. Il ne fut pas déjà contraint à recueillir un matériel spécial pour combattre la maladie. C’est seulement en Occident et plus tard que cette opération sera nécessaire. S'il en fut ainsi, il faut en souligner les déterminants.

Lénine et les militants de la révolution bourgeoise

Et de toute façon, même Lénine ne plaisante pas. S'il n'écrit pas non plus des articles ou des livres exprès contre la maladie du battilocchio – nous rappelons qu’une telle maladie peut se révéler directement ou être attribué aux héros et aux monstres – Lénine la traite dans le contexte de son œuvre. L'individualisme est une attitude sociale du cerveau unique mais c’est le résultat de faits matériels, de rapports entre les gens, de nécessaires codifications des comportements dans une superstructure idéologique. Et donc même Lénine n’invente pas : il change la forme de l'exposition – mais la donnée fondamentale est présente, comme chez Marx, comme chez Amadeo – il organise le matériel des autres, en partie en le critiquant et en partie en l'alléguant en soutien au matérialisme. En rapprochant les "positivistes" modernes de l'évêque Berkeley, il critique pour nous aussi les existentialistes postmodernes qu'il ne connaissait pas encore. Il les critique tous férocement en prenant à témoin le matérialiste révolutionnaire Diderot :

«  On appelle idéalistes ces philosophes qui, n’ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent au-dedans d’eux-mêmes, n’admettent pas autre chose. Système extravagant qui ne pouvait, ce me semble, devoir sa naissance qu’à des aveugles ; système qui, à la honte de l'esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous. » (17)

Nous sommes en 1769. Diderot lance une bombe atomique contre le dualisme entre matière et esprit, sujet qui n'a pas convaincu l’immense majorité de la population de la planète actuelle, y compris presque tous les soi-disant communistes. Ce problème est le plus difficile à expliquer parce que l'individu l’intègre et ne veut plus ni ne peut y renoncer. À moins de tomber dans une tension extrême entre autodéfense de l’individu en lutte pour sa propre existence et autodéfense de la molécule qui se soumet au propre intérêt de l'espèce. Ce sont les révolutions qui tuent l'individu et qui mettent sur la rampe de lancement la défense de l'espèce. Diderot choisit D’Alembert, un autre encyclopédiste, comme interlocuteur qui soulève des problèmes. Il lui demande s'il ne pense pas qu'un clavecin, doué de sensibilité et de mémoire, puisse reprendre les airs qui viennent tout seuls sur ses touches. D’Alembert ironise en demandant si par hasard un tel clavecin ne pourrait pas avoir aussi la faculté de se nourrir lui-même et de se reproduire en tant que clavecin. Diderot, dans un traité mémorable, sort l’exemple de l'œuf :

« C’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu'est-ce que cet œuf ? Une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu'est-ce encore ? Une masse insensible, car ce germe n'est lui-même qu'un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera-t-elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie? Par la chaleur. Qu’y produira la chaleur ? Le mouvement. » (18)

Diderot ne pouvait pas savoir que le "fluide" fertilisant et l'œuf sont des cellules vivantes, mais le raisonnement est tout de même valide simplement en déplaçant en amont l'observation des éléments qui composent les cellules. Ou bien on suppose, dit-il, qu'en quelque moment du processus vital s'insère un élément caché dont on ne sait pas s'il est matériel, s'il occupe de l’espace, s'il est créé exprès, (mais alors il faut le démontrer avec des éléments compréhensibles, dire d’où il vient à son tour) ou il y n'a pas de saint qui tienne,

« [il faut faire] une supposition simple qui explique tout, la sensibilité, propriété générale de la matière ou produit de l’organisation. » (19)

Et, tout de suite après, Lénine rapporte le passage fondamental dans lequel Diderot montre que les conditions historiques étaient prêtes pour l'existence du matérialisme historique et dialectique. Le clavecin qui joue tout seul ne répète-t-il pas toujours la même musique ? Comment peut-il la changer ? Comment s'établit une correspondance entre deux clavecins qui jouent s’ils répètent ce que nous leur avons tapoté sur le clavier ?

« L'instrument sensible ou l'animal a éprouvé qu'en rendant tel son il s’ensuivait tel effet hors de lui, que d’autres instruments sensibles pareils à lui ou d’autres animaux semblables s’approchaient, s'éloignaient, demandaient, offraient, blessaient, caressaient, et ces effets se sont liés dans sa mémoire et dans celle des autres à la formation de ces sons. Et remarquez qu’il n’y a dans le commerce des hommes que des bruits et des actions. Et pour donner à mon système toute sa force, remarquez encore qu'il est sujet à la même difficulté insurmontable que Berkeley a proposée contre l'existence des corps. Il y a un moment de délire où le clavecin sensible a pensé être le seul clavecin qu’il y eût au monde et que toute l'harmonie de l'univers se passait en lui. » (20)

Comme on peut le remarquer, il y a tout. L'organisation de la matière produit une autre organisation au moyen des relations qui s'établissent. L'effet est obtenu sur le plan du langage avec l'union en couples des contraires – approcher-éloigner, blesser-caresser. Le système porte, lui-même, à la naissance du "délire" pour lequel le naturel et l'automatisme des relations sont supprimées au profit d’une pensée individuelle qui porte chaque clavecin à se croire le facteur de l'harmonie de l'univers au lieu d’en être le produit.

Diderot était certainement un militant de la révolution qui était en train de s’approcher. était-il cohérent et conscient ? Est-ce qu'il agissait spécifiquement pour renverser le pouvoir féodal ? Et D’Alembert, qui se retirait du travail pour l'encyclopédie parce que peu rémunérateur ? Et tous les autres ? La nouvelle révolution avait besoin de son manifeste, mais on n’avait même pas songé à l'écrire. Celui-ci s’écrivit de lui-même, attirant dans son orbite les militants adaptés. Entre les rédacteurs, au-delà des ceux cités, il y avait des personnages en rien homogènes, il y avait Quesnay, Turgot, de Holbach, Montesquieu, Voltaire, Rousseau mais le résultat final de leurs écrits ne fut pas une revue des pensées uniques mais un corps puissant sur la technique et le travail de l'époque auxquels l'idéologie se pliait. L'Encyclopédie était née comme simple traduction de la version anglaise d’une encyclopédie existante en deux volumes. En l’espace de quelques années, passant au travers de divers obstacles (Diderot fut emprisonné et la publication suspendue pour impiété reprise et finalement interdite alors qu’elle fut mise à l'index par le pape Clément XIII) elle vit la lumière dans une clandestinité tolérée seulement parce qu’elle était devenue une entreprise commerciale dont la faillite aurait touché de nombreux bourgeois et elle devint effectivement, comme quelqu'un l'avait définie, "un engin de guerre contre le vieux régime".

Les militants qui travaillent aujourd’hui pour la révolution ne peuvent pas encore produire leur propre Encyclopédie mais seulement des semi élaborés que d’autres militants porteront à l’achèvement ou qu’ils utiliseront pour d’autres élaborations. Les temps pour les grandes systématisations sont ceux des bonds historiques, aussi de la maturité sociale des conditions révolutionnaires, pas les temps opprimants comme ceux dans lesquels nous vivons. Aussi personne ne se monte la tête sur le fait que serait possible aujourd’hui la découverte de quelque génie qui mènerait le mouvement vers des rivages plus lumineux. Aujourd’hui, il est seulement permis de produire anonymement un matériel plus ou moins brut qui serve à "aller de l’avant" et préparer les forces nécessairement réduites à des temps meilleurs.

Les encyclopédies viendront, mais produire les semi élaborés qui servent pour nous tremper nous-mêmes et forger de nouveaux militants ne signifie pas produire des approximations de dilettante. Le militant se forme dans la mesure où il apprend aussi à ne pas être approximatif, à ne pas parler par ouï-dire ou, comme le font vraiment trop de gens, à ne pas seulement faire prendre l’air à ses dents. Amadeo, en ouverture d’une réunion annonça que "s’organisent progressivement des mouvements semblables au notre en quelques pays d’Europe" et que le problème de la langue, additionné à celui du langage au sens large, pouvait devenir grave. Les camarades ne se comprennent pas en étant dans le même parti, imaginons cela s’ils sont éloignés géographiquement, politiquement et linguistiquement. Dans un monde peu habitué à la rigueur mais plutôt aux improvisations de sketch de la télévision, il fallait reporter la discussion sur un corps de thèses définitives qui représentât une "indérogeable base d’adhésion au parti et d’agitation extérieure" ; mais un tel corps de thèse devait sortir simultanément au moins en quatre langues avec le support d’un "dictionnaire du langage marxiste", parce que "la partie linguistique est fondamentale pour atteindre une clarté unanime". (21)

La nôtre d’encyclopédie est pour l’heure dans Le Manifeste et dans Le Capital, mais nous sommes sûrs qu'il en sera écrit une grandiose quand la révolution imposera, avec sa pression sur l'histoire, l'unification de toutes les sciences prévue par Marx. Qui l'écrira ? Des prolétaires projetés sur la scène ou des transfuges des classes maintenant dominantes ? Peu importe. Du reste, même les révolutionnaires qui écrivirent le manifeste de la révolution bourgeoise n'étaient pas tous bourgeois. Et bien peu de bourgeois servirent dans la révolution même. En étaient-ils moins révolutionnaires ? Ceci est un autre concept que la Gauche a dû confirmer avec force. Personne n'achète le billet pour assister au spectacle de la révolution. La participation au travail de parti ne garantit pas la place au premier rang. La révolution est comme la science : les individus sont en relation entre eux à travers le parti historique et à travers ce qu’ils se transmettent, pas à travers leur action individuelle. La révolution, donc, comme nous l’avons observé en parlant de Galilée, est un processus collectif et sa volonté ne se manifeste pas au travers de chefs qui ont compris mais au travers de cet organisme collectif que sera le parti en tant que dépositaire du processus tout entier.

Toutes les révolutions enregistrent le système de relations qui forme un réseau épais à travers et au-delà des individus. Les chrétiens deviennent un corps unique à travers la foi, à travers le lien avec un dieu unique qui n'est un objet d’opinion mais une donnée programmatique invariante, c'est-à-dire qui ne donne plus lieu dans le temps à des filiations et des parentés comme dans les panthéons précédents. Les chrétiens deviennent parti organique à travers leur église qui les unit aussi physiquement dans un réseau de relations soutenu par une liturgie précise et immuable. Les barbares qui formeront la base de la féodalité en Europe établirent un réseau de relations parentales entre groupes humains en donnant vie aux dynasties, pendant que le souvenir d’un réseau de relations plus réellement biologique survit quand les féodaux génèrent des fils à travers l'atavique règle du droit de cuissage. Il semble que les bourgeois n'établirent pas autre chose qu’un réseau d’intérêts vénaux, mais Marx montre qu’ils donnèrent vie inconsciemment à la plus grande révolution de l'histoire passée : la socialisation du travail et de son produit. Les marchandises ne sont pas telles seulement parce qu'elles contiennent une quantité donnée de temps de travail et de matières premières. La valeur et spécifiquement la valeur d’échange ne sont pas une propriété absolue des choses produites mais leur manière de se présenter comme réseau de rapports en un certain ordre social. Les objets ne deviennent pas marchandises par la vertu d’un nom qu’elles reçoivent ou pour le fait qu’elles s’échangent, mais par la vertu d’un système donné de rapports entre les hommes qui les produisent et les consomment.

Merci, Vladimir : et maintenant lisons le reste aussi

Il faut insister, parce que beaucoup de ceux qui, aujourd’hui, se définissent militants révolutionnaires sont plus en arrière que les philosophes de l'antiquité classique et les bourgeois révolutionnaires du XVIIIe siècle.

Nous posons Matérialisme et empiriocriticisme dont nous avons tiré les passages cités et nous prenons l'original de Diderot. Nous voyons que la bourgeoisie n'accomplit pas seulement une révolution politique sur le flot des éclatantes forces productives, mais aussi une révolution dans le champ de la connaissance. Diderot écrivit Le rêve de d’Alembert plus pour lui-même et pour quelques amis que pour la diffusion. Quand il lui arriva entre les mains et qu’il le lut, D’Alembert s'emporta et somma son ancien collaborateur et ami de le brûler, chose qu'il fit. Il en sauva un exemplaire qui arriva à Catherine de Russie qui avait acheté la bibliothèque du grand matérialiste. Évidemment, D’Alembert ne réussit pas à supporter l'énormité du contenu. Au-delà du passage cité par Lénine, Diderot écrit que l'homme n'est pas qu'organisation de matière et que la pensée n'est pas qu'une vibration de la matière dont l'homme il se compose. L'araignée sécrète les fils de sa toile et celle-ci est matière de l'araignée et vice versa, servant à la nourrir : elle vibre quand un insecte s’y prend, forme un tout avec lui, avec l'araignée qui accourt et avec la nature environnante. De même l’essaim d’abeilles. De même l'homme. Il se forme avec des organes qui sont "les développements d’un réseau qui se forme, grandit, s'étend, jette une multitude de fils imperceptibles" et dont la sensibilité s'étend jusqu'aux frontières de l'univers.

Pouvons-nous faire moins qu'assimiler la sensibilité du militant révolutionnaire à celle de sa toile de fils invisibles qui tâte l'univers ? Pouvons-nous être plus en arrière que nos précurseurs révolutionnaires ? Nous devons être plus en avant, perdre l'ingénuité de l'enfance du matérialisme et introduire la science de sa maturité. Elle est atteinte dès que la critique à la philosophie permet de conjuguer le matérialisme avec l'histoire en devenir et la dialectique, mais la pierre angulaire de la fonction de l'individu dans l'histoire et dans les révolutions est posée au temps de Diderot une fois pour toutes.

La relation entre les individus, comme dans l'exemple de l'araignée unie à l’essaim d’abeilles, fait qu'il y n'ait pas de solution de continuité entre les atomes ou les cellules qui composent l'homme qui est à son tour une cellule d’un ensemble plus grand. L'individu est toujours le même, pourtant ses cellules changent, comme un couvent dans lequel des moines entrent et d’autres en sortent mais chacun en trouve cent à recevoir et le couvent reste donc le même dans le temps. L'individu est éphémère alors que l'espèce est éternelle à travers le remplacement de chacun, au point de subir elle aussi quelque changement "sur des millions de siècles". Mais si, nous, nous entendons le temps en ces termes, le monde entier aussi n'est que changement continu, et même la Terre n'est qu'un atome dans l'univers et les atomes qui s'agitent sur un atome plus grand font rire avec leur Moi mesquin :

« ô vanité de nos pensées ! ô pauvreté de la gloire et de nos travaux ! ô misère, ô misère, ô petitesse de nos vues ! … Qui sait à quel instant de la succession de ces générations animales nous en sommes ? Qui sait si ce bipède déformé qui n’a que quatre pieds de hauteur, qu'on appelle encore dans le voisinage du pôle un homme, et qui ne tarderait pas à perdre ce nom en se déformant un peu davantage, n'est pas l'image d’une espèce qui passe ?... Le prodige c’est la vie, c’est la sensibilité et ce prodige n’en est plus un… Lorsque j'ai vu la matière inerte passer à l’état sensible, rien ne doit plus m'étonner… Vous avez deux grands phénomènes, le passage de l'état d’inertie à l'état de sensibilité et les générations spontanées ; qu’ils vous suffisent ! tirez-en de justes conséquences… garantissez-vous du sophisme de l'éphémère… » (22)

Qu'est-ce que le sophisme de l'éphémère ? demande un des interlocuteurs en entendant ce délire. L'autre interlocuteur, le sage docteur Bordeu répond catégorique :

« C’est celui d’un être passager qui croit à l'immutabilité des choses. »

S'il ne vous court pas un frisson le long des parcours nerveux de l'organisme, vous avez quelque chose qui ne fonctionne pas. Non seulement l'être passager croit dans l'immutabilité des choses encore aujourd’hui, mais la classe qui a accompli la grande révolution, éphémère quant aux individus qui la composent, croit fermement dans l'immutabilité, dans l'éternité de sa propre formation économique et sociale. La révolution prolétarienne a commencé à se donner des instruments avant que ne se découvre l'existence du prolétariat comme classe. Et nous donnons le coup final à l'individu avec les mots du grand anticipateur de la théorie marxiste du battilocchio :

« Il y n'a aucune qualité dont aucun être ne soit participant... et que c’est le rapport plus ou moins grand de cette qualité qui nous la fait attribuer à un être exclusivement à un autre... Et vous parlez d’individus, pauvres philosophes ! Laissez là vos individus ; répondez-moi. Y a-t-il un atome en nature rigoureusement semblable à un autre ? - Non. – Ne convenez-vous pas que tout tient en nature et qu’il est impossible qu'il y ait un vide dans la chaîne ? Que vous voulez-vous donc dire avec vos individus ? Ils n'y en a point, non, il n’y en a point… Et vous parlez d’essences, pauvres philosophes ! laissez là vos essences… Qu'est-ce qu'un être ? ... La somme d’un certain nombre de tendances... Est-ce que je puis être autre chose qu’une tendance ? … Non, je vais à un terme… Et les espèces ? ... Les espèces ne sont que des tendances à un terme commun qui leur est propre... Et la vie ? ... La vie, une suite d’actions et réactions... Vivant, j'agis et je réagis en masse... mort, j'agis et je réagis en molécules... Je ne meurs donc point ? ... Non sans doute, je ne meurs point en ce sens, ni moi ni quoi que ce soit... Naître, vivre et passer, c’est changer de forme… » (23)

Si nous n'étions pas obligés de tenir compte des dates et des conditions sociales, il y aurait à penser que non seulement les révolutions se créent leurs militants sur le moment mais qu'elles réussissent aussi à les trouver avec suffisamment d’avance pour faire valoir leur pensée pour deux transformations historiques. Diderot est plus près de notre matérialisme que du positivisme de la bourgeoisie.

Reconnaître les textes de la révolution

Alors, la théorie du battilocchio  existe t’elle ou n'existe t’elle pas, non dans la Gauche, mais dans la conscience collective de l'espèce ? Elle existe, au mépris des marxologues d’opérette. Est-ce que le concept d’organicité du parti existe ? Il existe au mépris des démocrates déguisés en marxistes. Le bon militant n'a pas besoin que dans un écrit paraisse la douzaine de citations réglementaires de Marx, Engels, Lénine, ou tous les trois mots sont intercalées les expressions, les mots marxisme, révolution, masses, exploitation et, parbleu, "attaque bourgeoise aux masses opprimées", pour savoir s'il s'agit d’un écrit révolutionnaire. Bordiga écrivit sur la physique moderne et le caractère arbitraire des conceptions qui séparent le monde du continu de celui du discret, le flot de la particule, l'énergie et la pensée de la matière. Diderot aussi, mais deux siècles avant, pousse le lecteur à dépasser l'ancien dualisme. La séparation des corps existe même si notre imagination les unit en les rapprochant, mais la solution du problème ne consiste pas à voir seulement la continuité dans le fait de coller des corps séparés ; il faut concevoir l'univers entier comme un tout sans solution de continuité, de même que la séparation apparente des corps persiste. Aujourd’hui, nous savons que même la présence d’un électron insignifiant aux marges de l'univers a des effets mesurables sur un tout autant insignifiant électron chez nous, sans qu'ils se touchent, à des milliards d’années lumière de distance.

Nous sommes faits d’atomes, d’électrons, d’énergie, comme ce qui nous entoure, suggère Diderot sans connaître ni les atomes ni les électrons. Nous sommes faits de cellules et, nous-mêmes, nous sommes la cellule d’une espèce qui habite une planète qui fait partie... etc. C’est pourquoi la critique à l'individualité des corps, y compris les corps humains, est poussée jusqu'à critiquer la confusion entre contigu et continu. L'œil subjectif voit des objets contigus et l'esprit ordinaire imagine des molécules contiguës de la même matière qui a une belle apparence solide, continue, d’atomes liés les uns aux autres un peu comme les grains de sable et les cailloux cimentés dans le béton. Mais la nature ne possède pas que la continuité entre ses parties, elles communiquent donc toujours d’une façon ou d’une autre, elles ne sont jamais séparées. La continuité dans la matière tient donc toutes les choses de l'univers en relation perpétuelle.

Dix pommes contiguës ne sont pas autre chose qu'un petit tas de pommes, objets uniques qui ont une signification seulement dans le contexte dans lequel ils existent, elles viennent par exemple à être mangées, elles pourrissent, elles laissent une graine qui produira d’autres pommes etc. Un pommier représente mieux la pomme, mais aussi la continuité avec le contexte, les racines, la terre, l'eau, les minéraux, l'air, le soleil etc. Dix hommes sont seulement un petit groupe d’hommes et vingt sont seulement un petit groupe plus grand. Vingt hommes réunis dans le petit groupe ne produiraient pas de connaissance plus importante qu’en produirait un seul, c'est-à-dire rien. Ou, si nous voulons, vingt hommes peuvent répéter toute la même bêtise de la même façon dont vingt autres peuvent dire vingt bêtises différentes. Si au lieu de dire des bêtises, ils disaient des choses importantes et vitales le résultat ne changerait pas grand chose, parce qu'on peut additionner à l’infini des choses importantes et vitales, sans que cela s'ajoute en quoi que ce soit à l'existant. La vraie transformation arrive quand les molécules humaines sont en relation de continuité, pas de proximité, ce qui revient à dire que c’est lorsqu’elles sont unies entre elles et qu’elles transmettent et reçoivent. Le réseau de relations où chaque molécule, humaine ou non, représente un nœud de communication, c'est la seule voie à travers laquelle augmente la connaissance du système au sens où le tout est plus important que la somme banale des parties. Cette capacité auto organisative est une propriété de la matière et, donc, la pensée est aussi une propriété de la matière.

Ces considérations qui réunissent des hommes avec un pont de deux siècles font partie du bagage humain et ne sont pas seulement le fruit d’imaginations individuelles. S'il y a besoin de preuve nous montrons tout de suite avec un exemple quelconque qu’elles ne se présentent pas isolées mais elles germent ça et là vigoureusement dans l'expression de l'intelligence collective. Giacomo Leopardi, en de nombreuses pages du Zibaldone, affronte le problème de la matière et de sa relation avec l’"esprit". En voici un exemple significatif :

"  Nous, nous ne pouvons pas justifier nos si chimériques opinions, systèmes, raisonnements, paroles en air sur l'esprit et l'âme, si non en nous réduisant à ceci : que l'impuissance de penser et entendre dans la matière soit un axiome, un principe inné de raison, qui n'a pas besoin de preuves. Nous, nous sommes effectivement partis de la supposition absolue et gratuite de cette impossibilité pour prouver l'existence de l'esprit... C’est vraiment ici que la pauvre raison humaine s'est rendue infantile comme jamais en quelque matière. Et même la vérité sautait aux yeux. Le fait leur disait : la matière pense et entend ; parce que tu vois dans le monde des choses qui pensent et entendent et tu ne connais pas de choses qui ne soient pas matière ; tu ne connais pas au monde ou, mieux, quelque effort que tu fasses, tu ne peux concevoir autre chose que la matière. " (24)

Leopardi remarque que le fait de ne pas connaître de phénomène ne nous donne pas la justification pour le nier.

Dans son essai sur L'Interprétation de la Nature, Diderot souligne la différence entre une opinion et un fait scientifiquement éprouvé et il en appelle à témoin l'instinct qui ne subit pas la médiation de la raison. En outre, il affirme que pour rendre la connaissance effective, en la défaisant des entraves de la subjectivité, il faut que le sujet se mette en relation avec le monde extérieur :

«  Tant que les choses ne sont que dans notre entendement, ce sont nos opinions ; ce sont des notions qui peuvent être vraies ou fausses, accordées ou contredites. Elles ne prennent de la consistance qu’en se liant aux êtres extérieurs. Cette liaison se fait ou par une chaîne ininterrompue d’expériences... Mais par malheur il est plus facile et plus court de se consulter soi que la nature. Aussi la raison est-elle portée à demeurer en elle-même, et l'instinct à se répandre au dehors... et il y aurait peut-être plus de physique expérimentale à apprendre en étudiant les animaux qu'en suivant les cours d’un professeur. » (25)

Toutes ces observations représentent l'enregistrement d’une connaissance que l'humanité a atteint une fois pour toutes. Elles sont restées pendant longtemps fragmentaires et éparpillées dans l'œuvre de personnages qu'ils se sont occupés de beaucoup de choses et Marx et Engels, non plus, n’ont pu les recueillir et les ranger dans un texte unitaire. Notre révolution n'a pas pu produire encore tel texte. Le sage docteur Bordeu, après avoir écouté le délire déjà cité de d’Alembert, commente :

"il a fait une assez belle excursion. Voilà de la philosophie bien haute ; systématique dans ce moment, je crois que plus les connaissances de l’homme feront de progrès, plus elle se vérifiera".

La théorie de l'unité d’énergie et de matière est vérifiée maintenant. La théorie de l'unité de matière et de pensée a encore besoin d’une révolution pour être universellement acceptée. La théorie qui traite les relations humaines comme les relations de l'énergie et de la matière est l’œuvre de Marx, mais, pour l’heure, seule la Gauche l'a portée sur le terrain des relations qui demeurent à la base du parti, des individus qui le forment, des classes qui, en s’affrontant, en libèrent l’énergie révolutionnaire.

Boussole et sextant pour ne pas se perdre dans l'histoire

Dans le cadre de la théorie révolutionnaire la Gauche n'a rien inventé, mais seule la Gauche a précisé les relations de l'individu avec l'espèce, de l'unique avec la collectivité organisée, du mouvement physiologique individuel avec le mouvement des classes, des molécules uniques avec la masse matérielle qui balaie ailleurs les vieilles sociétés. Seule la Gauche a pu arracher de telles relations de la "systématique" pour les amener dans le champ de la vérification expérimentale pour en tirer des conclusions théoriques dont la valeur peut être assimilée à celle d’une loi.

On pourra y objecter qu'un tas de gens l'ont fait, qu'il y a des travaux théoriques de mise au point par rapport au matérialisme de nos aïeux, etc. Évidemment. Mais la différence fondamentale réside dans le fait qu’aucun de ces travaux ne nous donne satisfaction au niveau théorique parce qu'ils restent le produit d’hommes qui trouvent "plus facile de se consulter eux-mêmes plutôt que la nature". Demandons-nous pourquoi seulement la Gauche a pu préciser de manière explicite tout ceci et nous verrons que la réponse est : la Gauche ne s’est pas consulté elle-même mais elle a élaboré la théorie de la fonction de l'individu et du caractère organique nécessaire pour son action projetée vers de nouvelles formes dans une bataille réelle contre des forces qui étaient en train de nier la révolution même.

D’où cette possibilité d’élaboration a-t-elle jailli ? Pourquoi d’autres en sont restés coupés ? Voilà des questions qui demandent des réponses certainement complexes et qui, comme d’habitude, auraient besoin d’une reformulation de la demande. La Gauche était plus en avant que les autres partis européens et plus en harmonie avec le bolchevisme du moment révolutionnaire et, pour cela, elle resta isolée et incomprise. Il ne s'agit pas de pleurnicher, c'était un état de fait. Et l'isolement devint encore plus lourd, par la suite, quand le bolchevisme se replia sur les problèmes russes en y impliquant les autres partis.

Peut-être la Gauche, comme nous l’avons dit beaucoup de fois, dans son isolement consécutif à la défaite et dans son existence au cœur du capitalisme avancé, a réussi à rester, ou elle a nécessairement été, à l’écart des grands courants internationaux qui ont impliqué les partis les plus nombreux et importants. Dans l'isolement et dans le manque forcé d’expression énergétique active en se confrontant aux "masses", elle a eu la tranquillité suffisante pour développer de manière théorique tout ce qu'elle avait vécu dans la lutte perdue sur le champ de bataille physique.

La Gauche n'a pas dû affronter le problème des paysans, celui de la lutte matérielle contre le retard de la société, elle n'a pas dû mettre en chantier des tentatives pratiques qui avaient en elles-mêmes tout le potentiel suffisant pour porter à la faillite la révolution prolétarienne quand elle recula en Occident. Le fascisme lui-même donna à la Gauche l'opportunité de comprendre à quel point il était devenu nécessaire d’opposer à la bourgeoisie des instruments théoriques et pratiques plus puissants que ceux du passé. Tous croyaient que le fascisme serait un retour en arrière par rapport à la démocratie, alors que la Gauche vit clairement qu'il représentait la réponse moderne et puissante, plus puissante que tout ce qui ne se fût jamais vu, pour le contrôle de la vie sociale. Le corporatisme fasciste était la sanction de la domination réelle du capital anonyme sur toute la société. On ne pouvait pas opposer à la forme ultramoderne de domination bourgeoise une forme d’organisation prolétarienne qui fit encore confiance aux outils démocratiques et à la fonction des individus et des chefs, de "leurs" pensées et de "leurs" thèses. Dans le même temps, la Gauche se heurta à l'impuissance de réaliser un parti organique. Il devait être fondé sur les relations entre militants révolutionnaires, empreintes des exigences de la révolution en milieu capitaliste ultra évolué mais, dans ce milieu, la révolution ne décolla pas.

La Gauche a donc eu la grande opportunité historique d’une situation spéciale qui l'a sauvée des "essais pratiques" liés à la destinée de l'Internationale qui était en train de dégénérer. Ceci ne signifie pas que "tout est allé bien ainsi". La Gauche, elle-même, lutta certainement jusqu'au bout pour que l'Internationale ne dégénérât pas, même quand il lui fut évident, et ce le fut au moins dès 1924, que la bataille était perdue. Mais l'histoire s’est développée différemment des expectatives. Comme Lénine le rappelle non sans raison, chaque situation est spéciale quand sont posées les conditions historiques pour s'arrêter et faire un bilan des faits. Ceci est arrivé en Russie après 1905 et se répéta après le désastre de la Seconde Internationale. Ce fut encore une situation "spéciale" celle qui permit au jeune prolétariat russe et non à l'occidental, bien que plus expérimenté, de prendre le pouvoir.

C’est dans ces moments que naît effectivement la possibilité d’arrêter un quelque chose du point de vue théorique parce qu'il est possible de ne pas se laisser entraîner par la maudite actualité. Ce semble une contradiction en ce qui concerne la Russie, mais ce n’en est pas une. L'actualité en Russie imposait un parcours établi entre les faits : révolution démocratique, parlementarisme, appui et participation au gouvernement provisoire, paix. Nous savons comment tout cela a fini : arrivée de Lénine à la Gare de Finlande, délégation du gouvernement provisoire, Lénine qui manie, embarrassé, le bouquet de fleurs et écoute indifférent le discours de salut, puis il s'adresse aux ouvriers au-delà des barrières et crie : Vous êtes l'avant-garde de la révolution mondiale ! Effarement des représentants démocratiques qui regardent le fou d’avril, sourires ironiques des vieux renards mencheviques ; un d’entre eux, dans ses mémoires, écrira :

« Ceci fut bien curieux ! Cette voix qui faisait irruption dans la révolution ne contredisait pas du tout le 'contexte' de cette dernière, elle n'apparaissait pas du tout comme discordante, mais elle introduisait une nouvelle caractéristique, comme un sens d’étourdissement. » (26)

Des années d’exil ont permis le bilan ; la sélection a aminci de manière draconienne les effectifs : en juillet, on doit se cacher et tout semble fini, perdu, en septembre le virage dans les Soviets, en octobre, la révolution.

La Gauche a connu sa période de silence. Elle lui a permis d’aiguiser les armes critiques, comme elle l'avait permis à Marx et Engels et comme elle l’avait permis à Lénine. Le bilan passe à travers l'expérience de la lutte conduite tant que possible : finis les oripeaux démocratiques, finis les singeries des mécanismes bourgeois, fini le culte de l'individu et de là son ingérence présumée dans l'histoire. L'impersonnalité de l'action de parti doit être mise à la première place. On a déjà expérimenté et analysé l'action personnelle des individus, chacun d’entre eux croyant être le seul clavecin sensible existant au monde et que toute l'harmonie de l'univers se produisait en lui ; toute cela ne produisait que la lutte immédiate pour les places dans lesquelles l’individu peut justement manifester sa propre puissance, soutenue avec des circulaires et avec des délibérés de CC et CE, de Directions et Sections, Fédérations et Congrès, de Responsables et Secrétariats, de Groupes parlementaires et Exécutifs restreints ou élargis.

Il est certain que la Gauche a posé de manière caractéristique le problème de l'individu, du moi, de l'intuition contre la culture qui prépare plus d’avocaillons que de savants, de l'instinct contre-révolutionnaire contre la volonté révolutionnaire présumée. Elle a avancé le centralisme organique contre la fonction présumée des chefs qui seraient les moteurs des révolutions ou contre-révolutions. Ce sujet circule dans toute l'œuvre de la Gauche des Thèses aux Fils du Temps, des réunions générales aux articles éparpillés sur le journal de parti.

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